La notion de Temps au RER selon l’ouverture et la fermeture des travaux au 1er grade

Par Roland Bermann, CBCS

 

Nos rituels n’ont de sens qu’en tant que maillons d’une longue chaîne initiatique sans véritable commencement et qui tiendrait plus d’une hiérohistoire que de l’histoire. Ils n’ont de sens qu’en tant que rameaux de ce que l’on nomme la « Tradition primordiale » au sens que René Guénon donne à cette expression. Nous leur dénierions toute valeur traditionnelle, et par là même toute réalité, si nous pensions, ne fut-ce qu’un instant, que leur structure, les mots, expressions et symboles qui y figurent y sont par quelque hasard ou pour quelque raison légère. Tous ont leur raison d’être, à l’endroit même où ils sont exposés, même si cela ne semble pas toujours évident dès l’abord. On peut, je pense, appliquer à nos rituels, quel que soit le rite pratiqué, ce qu’écrivait Paul Valéry : “Il dépend de celui qui passe que je parle ou me taise, que je sois tombe ou trésor.”

Si cela se peut vérifier dans tous les Rites, c’est d’une rare évidence dans la structure du RER où la méthode utilisée par les rédacteurs des rituels est telle que dès le 1er grade, de la Chambre de Préparation à la Clôture des Travaux, tout ou presque des quatre grades symboliques est suggéré au cherchant sincère qui fera l’effort de décrypter, d’assimiler et de vivre nos symboles. Il suffit pour cela qu’il en ait le désir, un terme qu’emploi souvent notre Rite Rectifié en nous parlant de l’homme de désir. N’oublions pas que cette expression est à prendre dans son sens ancien dérivé de desiderium : désir de quelque chose que l’on a eu, connu et qui fait défaut. En quelque sorte, la quête de cette étoile dont il sera question à un autre grade. Cette expression nous vient en droite ligne des thèses de Martinez de Pasqually sur la Réintégration des Etres, toujours en filigrane dans nos rituels. Chaque élément, donc, du Rituel se trouve avoir de nombreuses implications, se trouve intimement relié à d’autres et contribue à la démarche initiatique en tant que voie de connaissance et non pas de savoir.

Ce préambule pourrait être illustré en examinant chacun des symboles mis en œuvre, et cela a souvent été fait. Je voudrai tenter de le faire ici à partir d’une structure particulière du Rituel d’ouverture et de clôture des Travaux au 1° grade, structure à laquelle en général on ne prête plus guère attention pour avoir trop souvent entendu les phrases qui la mettent en œuvre, et c’est là un phénomène d’accoutumance bien regrettable alors que le VøMø exhortera plusieurs fois les FFø en leur disant “Ayez attention, mes FFø Il s’agit du découpage symbolique du temps, tel qu’il est énoncé et caractérisé à sept reprises.

Ce découpage est, à ma connaissance, une particularité du Rite Ecossais Rectifié. Tous ne le connaissant pas, il faut en indiquer brièvement les séquences telles quelles figurent dans le rituel On trouve quelque chose de similaire dans les rituels des Chevaliers Maçons Elus Coëns de l’Univers antérieurs aux Rituel RER et qui ont par l’intermédiaire deJ.-B. Willermoz vraisemblablement inspiré nos textes. On trouve dans ces rituels (Mns 5921 du fonds Willermoz) une présentation du temps beaucoup plus complexe faisant intervenir le nombre 3 omniprésent chez Martinez de Pasqually. Il y est dit dan l’Instruction :
Nommez-moi en maçon les 24 heures de jour en commençant par six heures du matin.
A 6 h il est midi          A 7 h midi vers 1/3          A 8 h midi et 1/3
A 9 h midi vers 2/3     A 10 h midi et 2/3           A 11 h midi vers le plein
A 12 h midi plein        A 13 h midi plein vers 1/3  Etc.
:

Avant l’ouverture proprement dite, alors que tous les FFø sont à leur place et ont salué le VøMø encore silencieux, le Premier Surveillant annonce :

– “La lumière commence à se répandre sur nos travaux, soyons près à les continuer dès que nous en recevrons l’ordre et le pouvoir du VøMø
Pendant le déroulement de l’Ouverture, par trois fois le VøMø posera la question :

“Quelle heure est-il ?”

les surveillants répondront successivement :

– “C’est la douzième heure” « la douzième heure » renvoie à la manière d’indiquer l’heure au XVIIIème siècle. Dictionnaire de l’Académie (Ed. 1798) :  » On divise en deux les vingt-quatre heures du jour, et chaque division est de douze heures ; l’une depuis minuit jusqu’à midi, l’autre depuis midi jusqu’à minuit « . La « douzième heure » est donc la douzième après minuit selon le temps profane qui prévaut hors du Temple.
Les connaissances les plus reculées que nous ayons du partage du temps de la journée (nos 24h) font état de 12 heures, que ce soit en occident, au moyen orient ou en Chine. Ce 12ème s’appelait Kaspar à Babylone. C’était un partage empirique en ce sens qu’il n’y avait pas d’instrument précis de mesure du temps.
Les Romains divisaient la nuit en 12 ainsi que la journée (origine de nos 24h). Mais ces douzièmes variaient du simple au double selon la saison. De là l’habitude de désigner différents moments de la journée et de la nuit : matin, matinée, milieu du jour (meri diem) après-midi, soirée, tombée de la nuit, première torche, nuit pleine, lever du jour, chant du coq… Quand on put mesurer le temps avec des instruments indépendants des saisons, on conserva l’habitude du partage en 12 heures pour la journée et 12 heures pour la nuit. Il fallait alors préciser par exemple : il est 2h du matin ou 2 heures de l’après-midi. Nous avons encore cette forme anglo-saxonne AM ou PM (ante meridiem ou post meridiem). Les cadrans des horloges, pendules et montres sont partagées en 12 parties. Les 24 heures, désignées comme telles, datent des chemins de fer pour éviter la confusion  entre l’heure du jour et l’heure de la nuit. Mais nos cadrans sont toujours partagés en 12 parties. Il reste encore aujourd’hui la tradition monastique pour partager le temps comme les romains et pour indiquer les heures des prières par des noms spécifiques : matines, laudes, tierce, nones, vêpres, vigiles,…

– “Il est midi”
– “Il est midi plein” Dans la nouvelle version des rituels des premiers grades du REAA publiée en 2003, la GLNF a remplacé minuit par minuit plein.

Puis, lors de la clôture, à nouveau par trois fois, le VøMø reposera la question :

“Quelle heure est-il ?”

les surveillants répondront alors successivement :
– “Il est minuit”

– “Il est minuit plein”

– “Il est telle heure” en donnant ce que le rituel nomme “l’heure de convention humaine”

Le RER distingue ainsi trois Midi différents, puisque la 12ème heure selon l’ancien comput correspond à midi, tout comme il distingue deux Minuit.

Vu de l’extérieur, voici une bien étrange façon de mesurer l’écoulement du temps. Sur un plan purement logique, énoncer 12ème heure, midi et midi plein, puis encore minuit et minuit plein revient à dire chaque fois exactement la même chose. Il y aurait donc, vu sous cette apparence logique toute extérieure, redondance. Or rien, absolument rien, n’est superflu dans un rituel. Nous devons chaque fois faire un effort pour comprendre le pourquoi ; et cet effort est exigé pour que nous quittions notre mode habituel de pensée, de connaissance intellective, pour celui de la connaissance directe. Au lieu de procéder comme on nous l’a inculqué dans la vie profane par déduction, il nous faut procéder par induction. En fait, il convient de cesser de privilégier la démarche analytique fort différente de la démarche traditionnelle globale et synthétique. La voie traditionnelle, usant du symbole, prend en compte les rapports les plus ténus, les solidarités, les analogies entre les choses et les êtres.

Une première remarque serait de dire que les Travaux s’ouvrent à midi, au moment où la lumière solaire est dans son plein et se poursuivent jusqu’à ce qu’elle ait totalement disparu, moment où l’on éteindrait les 9 lumières d’Ordre. On travaillerait alors pendant la phase descendante du soleil. Effectivement, dans la séquence précédant immédiatement l’ouverture réelle de la Loge, donc avant le prononcé du “midi plein”, il est dit : “…comme le soleil commence son cours à l’Orient et répand sa lumière dans le monde, de même le VøMø se place à l’Orient pour mettre les FFø à l’ouvrage et éclairer la Loge de ses lumières.” Cette phrase est en rapport direct avec celle prononcée juste après l’entrée en Loge, dès que les saluts ont été échangés (La lumière commence à se répandre…) Mais ce n’est là qu’une analogie, une image, et la mise en regard de ces deux phrases le prouve. Ces deux déclarations sont faites alors que nous nous situons encore dans “dans le temps de convention humaine”, ce qui rend le rapprochement à la position du soleil fournissant une lumière maximum parfaitement cohérent.

Cette analogie avec la course du soleil n’a donc de valeur qu’avant l’ouverture des Travaux et après leur clôture. Elle serait globalement vraie si, la Loge étant ouverte, nous faisions référence au temps profane. Mais le propre de l’ouverture des travaux n’est-il pas de changer d’espace et de temps ? Ne sommes-nous pas alors dans un « temps immobile » s’étendant jusqu’à la clôture des travaux ? C’est particulièrement vrai au RER, puisque le 2ème Surveillant, lorsque la loge est fermée, donne l’heure profane si parfaitement nommée par le Rituel “heure de convention humaine”. Cela se trouve d’ailleurs précisé dans la clôture de l’Instruction par demandes et réponses où il est dit Si aujourd’hui nous ne pratiquons qu’un seul type de Tenue, au XVIII° siècle, selon le Code des Loges Réunies et Rectifiées de France de 1785, on pratiquait 4 types de travaux : Les Loges de cérémonies, les Loges d’Instruction, les Loges de Comité, les Loges de Banquet. : “Mes FFø, le temps fuit et s’efface à nos yeux, mais il est toujours en présence du Grand Architecte de l’Univers.” Nous serions, de l’ouverture à la clôture, dans un temps fixe analogue à celui mentionné en Josué 10,13 : “Et le soleil s’arrêta et la lune se tint immobile.”. Le soleil d’ailleurs s’arrête sur Gabaon, ce qui doit nous évoquer certaines choses. Placés entre deux invocations au GøAøDøL’Uø, le déroulement de nos Travaux est tel qu’il répond au Psaume 84,10 “Un jour dans tes parvis en vaut mille” et à Isaïe . 5,27 : “nul ne sommeille, nul ne dort”.

Ce “temps immobile” est pourvu de qualités et n’est pas statique. Il a une caractéristique dynamique et créatrice, puisque c’est en lui, en sa présence, que s’effectue le travail véritablement initiatique. Il est seulement d’une autre nature. Il est une figuration d’un éternel présent dont on ne saurait dire qu’il a été ou qu’il sera, car il se recrée en permanence ; du moins pour autant qu’il soit en notre vouloir et en notre pouvoir de le faire se réaliser entre ouverture et clôture par notre attention, notre disponibilité, notre présence réelle. En ce “temps initiatique”, le passé doit s’actualiser et constituer un terreau générateur de la réalité du présent dont doivent être évacués des devenirs chimériques ou utopiques Nicolas de Cuse écrivait dans De visione Dei X que le passé et le futur se rencontrent dans le présent. . Rappelons cette précision apportée par René Guénon : celui qui ne peut sortir de la succession temporelle est incapable de la moindre conception d’ordre métaphysique La Métaphysique orientale, Editions Traditionnelles, Paris 1976, p. 18 . Nous devons effectivement nous situer dans un “temps sacré” puisque le temps profane, tout comme l’espace d’ailleurs, n’est jamais qu’une des conditions de l’existence corporelle, d’un mode particulier d’un état spécifique de l’être. Or que cherchons-nous dans notre démarche, ainsi qu’il appert au 3° grade, mais qui est déjà indiqué au rectifié dès la Chambre de préparation par la maxime : “Tu viens te soumettre à la mort. La vie était souillée, mais la mort a réparé la vie”, si ce n’est un autre “état de l’être” ? Il s’ensuit que le temps profane ne saurait être cause de rien dans une perspective métaphysique. Il n’est que le lieu de la manifestation d’un ensemble de possibles contingents. En le fixant dans une immatérialité, on valorise sa composante verticale, sa source non-humaine, ouvrant la voie à ce que René Guénon nomme la “Possibilité universelle”. Voir Le symbolisme de la croix chap. I, XIX, XXIV, XXVII, XXX ; Les états multiples de l’être chap. I, II, VII, XII, XVIII et Mélanges chap. VII

L’imprégnation dans cet “éternel présent” doit devenir en quelque sorte un carpe diem métaphysique. On peut, en quelque façon, lui appliquer cette expression De C. G. Jung dans son Commentaire sur le secret de la fleur d’or (Albin Michel, 1994, p 114) où il expose en partie sa théorie de la synchronicité :

On dirait en effet que le temps est rien moins qu’une abstraction, mais bien plutôt un continuum concret renfermant des qualités ou des conditions fondamentales qui peuvent se manifester dans une relative simultanéité en différents endroits, selon un parallélisme dénué d’explications causales.

Nous ne pouvons donc valablement considérer ces expressions midi plein et minuit plein comme ayant un rapport avec la course apparente du soleil et avec la lumière matérielle. Nous devons bien plutôt nous souvenir que, traditionnellement, le soleil est un symbole de la connaissance directe, c’est-à-dire de la connaissance intuitive. C’est une connaissance qui enflamme le cœur de l’être, une connaissance qui brûle. C’est un symbole de l’illumination, et ses rayons figurent les influences célestes ou spirituelles. Proclus (Hymne au soleil) nous en dit : “Tu remplis tout d’une providence à même de réveiller l’intelligence.” S’appuyant sur cette phrase, René Guénon, dans Symboles fondamentaux de la Science Sacrée, définit cette forme d’intelligence comme : “l’intelligence pure, au sens universel et non de la raison qui n’en est qu’un simple reflet dans l’ordre individuel, et qui est rapporté au cerveau, celui-ci étant alors par rapport au cœur, dans l’être humain, l’analogue de ce que la lune est par rapport au soleil dans le monde.”

Toutefois, il semble difficile de dissocier le symbolisme du midi plein et du minuit plein de celui des deux solstices, midi et minuit de l’année. Ces deux solstices, sur lesquels nous ne pouvons nous appesantir ici sans nous écarter du cadre de notre réflexion, constituent bien réellement une double représentation du « temps immobile » Des pratiquants du REAA ne manqueraient pas de faire un rapprochement avec le Janus Bifrons, chez les romains dieu de l’Initiation et des corporations, symbolisant entre autres les 3 temps : présent, passé, futur. Midi correspondrait alors au solstice d’été ouvrant la voie descendante (Janua Inferni – St jean le Baptiste – la porte des hommes, la porte de la voie infernale au sens antique du terme) et minuit au solstice d’hiver ouvrant la voie ascendante (Janua Coeli – St Jean l’Evangéliste – la porte des dieux, la porte de la voie céleste), chacun d’eux marquant tout à la fois la fin d’un cycle, le début d’un autre et l’espace entre les deux portes qui, compris dans son sens élevé, figure l’éternel présent ou troisième visage de Janus, son visage axial Cf. René Guénon, Symboles Fondamentaux de la Science sacrée, chapitre XVIII et XXXVII . Nous entrerions ainsi par une “porte” à midi et sortirions par une autre “porte” à minuit pour nous retrouver dans le siècle et y œuvrer. Pour un Maçon Rectifié, ce rapport solsticial aux deux St jean se met d’évidence en relation avec Jean 3,30 : “Il faut qu’il croisse, et que je diminue” en se souvenant que le Christ est communément appelé “Soleil de Justice” Mais plus précisément encore, en rapport direct avec la voie particulière du RER, les écrits patristiques utilisent souvent l’emblème du soleil pour figurer le Christ. Il y est dit être le Sol Invictus, le Soleil de Justice, soleil spirituel ou cœur du monde. L’iconographie le représente comme un soleil entouré de 12 rayons figurant les douze apôtres.

 

L’Instruction par Demandes et Réponses du Grade apporte des précisions de structure :
D. :Combien y a-t-il d’intervalles dans le jour maçonnique ?
R. : Il y en quatre qui sont depuis six heures du matin où commence la journée jusqu’à midi ; depuis midi jusqu’à six heures du soir ; depuis six heures du soir jusqu’à minuit ; et depuis minuit jusqu’à six heures du matin.
D. : Comment désigne-t-on ces quatre intervalles dans la Loge ?
R. : Par midi et midi plein en commençant le travail, et par minuit et minuit plein en le finissant.
D. : Combien comprenez-vous d’heures dans chaque intervalle ?
R : Il y a six heures et un temps, en similitude aux six années qui furent employées pour la construction du Temple, et du septième temps ou année qui fut employée par Salomon pour en faire la dédicace, et aussi les sept jours de la semaine dont le septième est consacré au seigneur. Cette dernière réponse est largement décalquée du Catéchisme des Elus Coëns (Manuscrit d’Alger)

Chacun de ces intervalles de 6 heures est ici analogue aux 6 jours de la Création. Les anciens catéchismes du RER indiquent que toute la journée est symboliquement remplie par le travail maçonnique et établissent la correspondance :

Midi = 6 h.    Midi plein = 12 h.    Minuit = 18 h.        Minuit plein = 24 h

 

L’Instruction précise que les FFø “doivent travailler nuit et jour à perfectionner leurs travaux” et qu’ils doivent “désirer le temps où ils pourront sans relâche et sans intervalles, employer les heures, les jours, les mois et les années à perfectionner leurs travaux.” Cette dernière phrase est elle aussi une reprise pratiquement mot à mot du catéchisme des Elus Coëns. . Nous retrouvons là quelque chose d’analogue à ce qu’exprime le verset du Cantique des Cantiques (5,2) “Je dors, mais mon cœur veille” Ainsi, consacrant les 24 heures du jour à la Gloire du G.A.D.L.U, ils s’identifieront symboliquement aux 24 vieillards de l’Apocalypse qui, devant le Trône, prononcent inlassablement les louanges du Très-Haut ; ce faisant ils s’insèrent dans ce que la tradition judéo-chrétienne nomme le “faisceau des vivants”.

Entre les 6 temps explicitement mentionnés de l’ouverture à la fermeture, mais qui sont en réalité 7 si l’on considère la toute première phrase prononcée, sont placés des intervalles (12ème heure à Midi, Midi à Midi plein ; Minuit à Minuit plein, Minuit plein à l’heure profane), intervalles que l’Instruction par D. & R. citée plus haut met en rapport avec le temps consacré à la dédicace et au 7ème jour. Or les travaux ne se déroulent pleinement qu’à partir du troisième temps de midi (midi plein) et ne s’arrêtent qu’au retour au temps profane, soit après la plénitude de minuit.

Quel est le sens de cet adjectif plein accolé à minuit et à midi ? Pour être certain de ne pas en faire une fausse interprétation, il nous faut nous reporter aux dictionnaires de l’époque de la rédaction des rituels, le sens des mots évoluant avec le temps, ce qui est la caractéristique d’une langue vernaculaire.

  • Thésaurus de la langue françoise  : Signifie rempli, non pas à comble, ainsi à capacité ou mesure
  • Dictionnaire de l’Académie de 1694 : Se dit d’un corps qui contient tout ce qu’il est capable de contenir. Plein, signifie aussi figurément, entier, complet, absolu.

Le terme plein paraît ici, dans le contexte du rituel, référer à l’instant absolu. C’est d’évidence le cas, puisque le temps est suspendu et ne s’écoule pas. Il passe de midi à minuit en un saut brutal, tandis que le “midi” ou le « minuit » exprimés seuls et non qualifiés évoquent davantage une période, certes brève mais période quand même. Midi plein se situerait bien alors hors du temps humain, donc sans décroissance potentielle, et ce temps là durerait jusqu’à minuit plein.

A y bien réfléchir, ces intervalles qui sont en quelque sorte atemporels figurent une nécessité initiatique ; car bien que désignant un même instant humain, ils marquent en réalité une gradation de passage d’un temps profane à un temps sacré dans lequel on devra s’insérer de plus en plus profondément, selon notre mesure et selon nos capacités. Inversement, lors de la clôture des travaux, le retour vers le temps profane devra lui aussi se faire par étapes. Il semble donc bien que ces séquences et intervalles marquent clairement que ce passage, correspondant à “un changement d’état”, même s’il n’est encore que virtuel, ne puisse, pour l’homme en voie de réalisation, se faire par un saut brutal, qu’il lui faut une transition, car le passage brutal est impossible pour l’homme normal. Ils marquent plus particulièrement encore que la phase séparant l’heure symbolique de l’heure pleine est la Porte de passage vrai, la transition entre deux modes d’être. En fait, ces intervalles permettent une accoutumance, une assimilation, devant mener à une présence réelle de l’esprit à l’Esprit qui autrement ne se pourrait faire pour un cherchant de la Voie.

Ainsi, entre la douzième heure et midi, on vérifie que la Loge est à couvert, on illumine le Temple et on fait la Prière. Nous passons d’une référence purement profane à une référence d’ordre symbolique d’accès au sacré ; en fait, nous sommes aussi passé du monde profane au Porche du Temple. Lors du second intervalle, le VøMø siégeant à l’Orient, porteur de la Lumière, la transmet à la Loge en allumant les trois lumières centrales où les officiers viendront la cueillir ; tout est alors prêt pour “éclairer nos travaux”. Sachant, comme nous l’avons dit, que plein : “Se dit d’un corps qui contient tout ce qu’il est capable de contenir” on comprend mieux l’expression “midi plein” Des remarques analogues peuvent être faites sur la séquence de fermeture, séquence marquant un cheminement inverse.

L’adoption d’un temps et d’un espace sacré exprime réellement le changement de système de références par lequel l’homme initié, ne fut-ce que de façon virtuelle, sort de l’historicité et acquiert, plus précisément doit acquérir une conscience différente du temps.

Est-ce à dire que cet intervalle entre midi et midi plein correspond au changement de mode du temps (temps profane – temps sacré) ? Qu’à midi nous nous situons dans ce temps qui coule où le présent n’est effectivement qu’une vue de l’esprit, puis qu’à midi plein nous sommes censés nous trouver dans un éternel présent (malheureusement virtuel) qui existera jusqu’à ce que la phase de clôture des travaux amène une rupture inverse ? N’oublions pas que dès avant midi “La lumière commence à se répandre sur nos Travaux” et qu’à Midi Plein elle se répand de façon effective, puisque l’Ouverture est achevée et que le Vénérable Maître « éclaire la Loge de ses lumières » Or lui seul, dans cet intervalle à la fois réel et irréel, a le pouvoir de transmettre, ainsi qu’il est dit : “Au nom de l’Ordre et par le pouvoir que j’en ai reçu”, donc indépendamment même de sa volonté propre. Lors de la clôture, entre minuit et minuit plein, cette transmission cesse et la prière prononcée, alors que les FFforment la chaîne autour du Tapis de Loge, demande au GøAøDøLøUø de nous permettre de continuer de la percevoir par cette phrase : « Répands sur nous et sur tous nos Frères, ta céleste Lumière… » puis à minuit plein le VøMø, depuis l’Orient, indiquera aux FFø comment la percevoir lorsque ce sera nécessaire en leur disant : “…c’est là seulement que vous pourrez la trouver” et l’Usage veut que ce soit à cet instant précis qu’il referme le Livre.

Midi, c’est l’heure du présent, entre le passé et l’avenir, le troisième visage de Janus qui regarde le Soleil se lever à 6 heures à l’Orient et se coucher à 18 heures à l’Occident. Il en va analogiquement de même de minuit. Or le présent est fugitif, il n’existe pas sauf dans l’éternité, et c’est pourquoi une langue sacrée telle l’hébreu ne possède pas de présent dans ses complexes conjugaisons. Nos intervalles ne seraient-il pas la marque d’une transformation du fugitif insaisissable en une permanence active ? Ne nous indiqueraient-ils pas que nous devons tendre par nos efforts et notre recherche à parvenir à une telle transformation ?

Ces passages successifs, correspondant à des limites difficilement franchissables par notre mental, peuvent d’évidence se rapprocher de ce que nous dit l’Instruction par D & R du grade d’Aø concernant cette autre limite qu’est la bordure du tapis de Loge qui « désigne la différence extrême qui est entre les choses sacrées et les choses profanes », le tapis de Loge figurant par ailleurs la Triple Enceinte, donnée essentielle de toute forme traditionnelle. Ils démontrent, une fois de plus, l’intime cohérence des divers composants de notre rituel.

A ces références temporelles réelles et symboliques s’ajoute tout un jeu de correspondances. Il est intéressant, pour un maçon Rectifié, de rechercher dans la tradition chrétienne les sens attribués à ce « midi ». Les citations suivantes, que nous ne pouvons développer ou commenter ici, en feront comprendre la nécessité.

Pour Grégoire de Nysse (Commentaires sur le Cantique des Cantiques, Hom. II, P.G. 44, c.801c.), personne n’est digne du repos de midi, s’il n’est pas fils de la lumière et fils du jour.

Pour Origène, (Hom. in Cantique des Cantiques, I, id. pp 39 – 40) midi signifie les secrets du cœur, grâce auxquels l’âme atteint, par le Verbe Divin, la lumière la plus grande.

Pour Guillaume de Saint-Thierry, au XIII° siècle, midi signifie la lumière de la connaissance et la ferveur de l’amour. Il considère le novice comme l’homme du matin, celui qui est instruit comme l’homme du soir, celui qui possède la ferveur stable et lumineuse comme l’homme du midi. (Expositio altera in Cantique des Cantiques ; P.L. 180, c.492A)

Pour St Bernard (sermon XXXIII sur le Cantique des Cantiques) le soleil est une image du Christ. Il écrit : “Au fur et à mesure qu’il s’échauffe et s’enflamme, il multiplie et dilate ses rayons sur tous les hommes mortels… cependant sa lumière ne montera pas jusqu’à son midi. Ce midi n’apparaîtra pas dans la plénitude dans laquelle il sera vu plus tard par ceux que Dieu jugera dignes de cette vision. O midi, plénitude de chaleur et de lumière, extermination des ombres.” et : “si le vrai midi qui vient d’en haut et qui dénonce et éclipse le faux midi n’a pas illuminé le cœur, on ne se tiendra pas sur ses gardes”

A midi, l’ombre portée est minimale, voire nulle. L’homme debout, tendu comme le fil à plomb, doit s’ouvrir par son cakra supérieur vers le ciel en ayant les pieds ancrés dans la terre mère. C’est le temps de l’illumination maximale, mais encore faut-il que l’homme fasse l’effort nécessaire pour percevoir ce “vrai midi” dont parle St Bernard ; faute de quoi tout restera au niveau des mots et des images.

Le monde profane étant allégoriquement le monde des ténèbres, il est normal que le retour vers ce monde-là se fasse à minuit, l’heure où l’ombre est absolue, ou au mieux n’est percée que par la lumière lunaire, reflet incomplet de la lumière solaire. La Lune n’est-elle pas un emblème de la connaissance par reflet ?

Il appartiendra alors au veilleur, que se doit de devenir l’Aø dès le jour de son initiation, d’exercer son devoir tel que le lui indique et commande fermement la Règle Maçonnique et l’Instruction Morale. C’est le rôle imparti au maçon dans la cité : “allons porter aux autres hommes les vertus dont vous avez promis de donner l’exemple…” est-il rappelé aux FFø lors de la clôture des travaux.

Cela nous renvoie au prologue de Jean (1,5) présent à l’Orient ; et il convient de noter que lorsque nous sommes à Minuit plein le Livre est toujours ouvert, il ne se refermera (provisoirement) que lorsque le retour au temps profane, ce temps si justement nommé “de convention humaine”, sera effectué. Mais cette obscurité, cette profondeur de la nuit renvoie aussi aux versets d’Isaïe  (21,11-12) si parlants pour une démarche initiatique, et où il est indispensable de noter que la question est répétée par deux fois, l’accent mis sur la nuit et le terme veilleur renvoie au “Shomer Israël” Une analyse détaillée de ce verset figure dans mon livre “A la Recherche de l’Unité” Dervy 1996. :

Veilleur où en est la nuit ?
Veilleur où en est la nuit ?
Le veilleur répond :
Le matin vient et la nuit aussi.
Si vous le voulez interrogez,
Convertissez-vous, revenez !