Biographie de Martinez de Pasqually

Par Jean-François Var, CBCS

 

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Pasqually,  Martines de * ? Grenoble , † 20/21.9.1774 Port-au-Prince

On a pu dire à bon droit de M. P. qu’il était une énigme vivante. Et d’abord son patronyme. Dans l’ouvrage qu’il lui a consacré, Gérard van Rijnberk consacre deux pages (I, 14-15) aux différentes variantes de son nom, qui dépassent de beaucoup en diversité ce qu’autorisait la libre fluctuation des usages du temps (la Révolution française, qui a normalisé et fixé l’état-civil, n’était pas encore passée par là). Cependant, de la comparaison des documents officiels (actes d’état-civil et attestations militaires), il semble résulter avec une bonne probabilité que son nom complet serait (avec de nombreuses variantes orthographiques) Jacques de Lyoron (ou: de Livron) Joachin Latour (ou: de Latour) de la Case Martines de Pasqually (ou bien : Jacques de Lyoron Latour de la Case Joachin Martines de Pasqually). Tel quel, ce nom a l’apparence de deux patronymes accolés, chacun précédé d’un prénom (Jacques, Joachin). Van Rijnberk avait émis l’hypothèse que M. P. fût un hiéronyme lié à la fonction de “chef d’initiation” dont lui-même, à la suite de son père, aurait été revêtu. Toutefois, cette ingénieuse supputation est battue en brèche par les attestations militaires découvertes et publiées par Christian Marcenne dans le Bulletin de la Société Martines de Pasqually (n° 6, 1996) – Société sise à Bordeaux. Il résulte de ces attestations qu’un oncle de M. P., désigné comme “dom Pasqually”, commandait en 1737, une compagnie du régiment d’Edimbourg-Dragon au service du roi Philippe V d’Espagne. En ce qui concerne M. P. lui aussi, le prédicat nobiliaire d’origine ibérique “Don” (ou “Dom”) précède presque toujours la seconde partie du nom (Martines de Pasqually); il est souvent doublé, devant la première partie du nom (Latour de la Case), par l’appellation, elle aussi nobiliaire mais d’usage français, “Messire” (ou “Sire”). La qualité noble de M. P., attestée par plusieurs actes officiels, est hors de doute, ainsi que son titre, qui était celui d’écuyer. Lui-même signait quasiment toujours “Don Martines de Pasqually”.

Sa date de naissance, ensuite. La Société Martines de Pasqually a confronté, dans son Bulletin (9 (1999), deux chronologies déduites des documents existants et totalement incompatibles entre elles. L’une, calculée à partir de l’acte de décès (entre autres documents), ferait naître M. P. en 1726 ou 1727. Elle paraît néanmoins invalidée par les attestations militaires déjà mentionnées, qui prouvent que M. P. a eu une carrière militaire d’au moins dix ans (de 1737 à 1747) en tant qu’officier (lieutenant en 1737) au service du roi d’Espagne – ce qu’il ne pouvait évidemment pas être à l’âge de dix ou onze ans! Ces attestations cadrent en revanche fort bien avec les lettres patentes maçonniques que M. P. produisit comme ayant été accordées à son père en 1738, et qui le mentionnent lui-même comme ayant alors vingt-huit ans. Cela signifie qu’il serait né en 1710. Les probabilités sont donc désormais plutôt en faveur d’une chronologie “haute”, vers laquelle inclinait déjà Van Rijnberk (II, 9-10).

Son lieu de naissance est à peu près sûrement Grenoble. Tous les documents officiels concordent sur ce point. Son origine familiale était certainement l’Espagne. En effet, les lettres patentes de 1738 produites par lui en 1762 indiquent que son père est né à Alicante en 1671. Cette origine espagnole, qui faisait déjà l’unanimité des spécialistes, s’est trouvée encore renforcée par les attestations portant sur sa carrière militaire au service du roi d’Espagne. Plusieurs contemporains proches de lui témoignent aussi que sa langue maternelle n’était pas le français (l’orthographe purement phonétique de ses lettres va dans ce sens, mais n’est pas une preuve à elle seule).

Espagnole, cette origine était de surcroît juive. Cela était déjà nettement apparu à divers de ses contemporains. Les dénégations de Jean-Baptiste Willermoz sur ce point, dans une lettre très tardive (juillet 1821), ne suffisent pas à révoquer en doute cette origine juive. D’ailleurs, à y regarder de près, ces dénégations de Willermoz s’appliquent à la religion bien plutôt qu’à la race. De fait, non seulement Martines s’affirmait catholique romain, et produisait à l’appui un certificat de catholicité, mais encore il exigeait des postulants à l’entrée dans l’Ordre des Elus Coens qu’ils appartinssent à cette confession. C’est même à cause de cela, que plusieurs membres de la Confession réformée (par exemple, Du Roy d’Hauterive) durent abjurer leur appartenance à celle-ci. Et c’est pourquoi Robert Amadou, qui étudie la question depuis quelque cinquante ans, écrt (cf. ‘Introduction’ à son édition de 1995 du Traité sur la Réintégration) que ‘sa famille paternelle était […] d’origine juive espagnole marrane ou, plus exactement, demi-marrane’. Demi-marrane, en effet, car les vrais marranes n’étaient que des faux-semblants de convertis au christianisme, pour donner le change, alors que le christianisme est inhérent à la doctrine de Martines et que lui-même en a toujours fait profession. Ce christianisme, tel qu’il ressort de ses écrits, est singulier mais néanmoins authentique. Selon Robert Amadou, qui l’a analysé à fond (dans l’‘Introduction’ déjà citée, et dans la ‘Préface’ à son édition de 1999 des Leçons de Lyon), M. P. appartenait à une catégorie très particulière et très archaïque du christianisme, que l’on aurait pu croire disparue depuis plus de mille ans, le “judéo-christianisme”. Cela semblerait confirmer l’affirmation constante de M. P. lui-même, à laquelle plusieurs personne, dont Willermoz, ont fait écho, selon laquelle les connaissances dont il était détenteur lui auraient été transmises par succession. Willermoz précisait: ‘dans son ministère, il avait succédé à son père’. La possibilité d’une “transmission ésotérique” intra ou extra-familiale avait d’ailleurs déjà été mise en relief par à René Guénon, que ‘ L’Enigme de Martines de Pasqually’ tracassait au point d’y consacrer au moins quatre études, dont certaines longues, entre 1914 et 1936.

Quoi qu’il en soit, on ne sait rien de la jeunesse de M. P., à part sa carrière militaire récemment connue, On ne connaît guère sa biographie avant son apparition sur la scène maçonnique – et sur la scène historique – au cours de la décennie 1750-1760. Le premier Chapitre fondé par lui semble avoir été, en 1754 à Montpellier, le Chapitre des Juges Ecossais. Il voyagea dès lors à travers la France, principalement dans le Midi, mais aussi à Paris et à Lyon. A Toulouse, où il exposa en 1760 devant ‘les loges de Saint-Jean réunies’ ce qui, d’après le compte-rendu, paraît déjà une esquisse de son système, il échoua à convaincre les Frères. Il obtint en revanche un bien meilleur succès en Guyenne, et cela est important pour la suite de l’histoire.

A partir du 28 avril 1762, M. P. s’installa en effet à Bordeaux. Il y résida jusqu’à son départ pour Saint-Domingue, le 5 mai 1772, hormis un déplacement de quelques mois à Paris, en 1766-1767. Il gagna à sa cause la loge La Française, au sein de laquelle il constitua un “Temple particulier” et qui, à l’occasion de démêlés avec d’autres loges bordelaises, en particulier L’Anglaise, prit en 1764 le titre de La Française Elue Ecossaise, pour afficher clairement sa couleur. Surtout, le régiment de Foix-Infanterie qui, après un séjour de cinq ans à Saint-Domingue, revint prendre ses quartiers à Bordeaux en juillet 1765, devint pour lui un théâtre d’opération privilégié. Il y fonda un “Temple coen” dit “des Elus Ecossais”), sous le couvert de la loge militaire Josué, probablement créée à cet effet. Il initia, entre autres Maçons, deux officiers, P.A. de Grainville et G.A. de Champoléon, qui devinrent plus tard ses collaborateurs attitrés et ses secrétaires bénévoles. C’est par leur entremise que à Louis-Claude de Saint-Martin, affecté à ce régiment dans le mois même du retour de Champoléon en France, fit la connaissance de M. P. – rencontre déterminante pour tous deux – et fut admis très vite dans son Ordre.

La Grande Loge de France ayant été saisie des démêlés entre L’Anglaise et La Française, c’est alors que M. P. lui adressa copie de la traduction de la ‘constitution et patente’, rédigée ‘en idiome anglais’, précisait-t-il, octroyée à son père le 20 mai 1738, et transmissible à lui-même par ‘Charles Stuard [sic], roi d’Ecosse, d’Irlande et d’Angleterre, Grand Maître de toutes les Loges répandues sur la surface de la terre’. Cette patente, octroyée le 20 mai 1738, fait mention de ‘Don Martinez Pasqualis, écuyer, âgé de 67 ans, natif de la ville d’Alicante en Espagne’ et de ‘Joachim Dom Martinez Pasqualis, son fils aîné, âgé de 29 ans, natif de la ville de Grenoble en France’. Mais ce document est généralement considéré comme apocryphe. Toutefois, l’historien Robert Amadou déclare suspendre son jugement sur ce point. Toujours est-il qu’aucun argument probant n’a été produit, ni pour en confirmer, ni pour en infirmer, l’authenticité. La question des relations supposées ou réelles, ostensibles ou voilées, des Stuarts avec la Franc-Maçonnerie (question qui se pose aussi à propos de la charte octroyée au baron Karl von Hund, fondateur du Système dit “Stricte Observance”), fait actuellement l’objet de recherches dans le Nord de l’Angleterre et en Ecosse. Finalement, la Grande Loge de France prit une mesure de portée générale. Elle décréta en août 1766 l’abolition des hauts grade. Elle rapporta cette mesure dès octobre, mais non sans avoir exclu M. P. des loges qui dépendaient d’elle Toutefois, elle-même en proie à des troubles persistants parfois accompagnés d’actes de violence, elle fut dissoute par édit royal le 21 février 1767.

Dès lors, M. P. avait donc le champ libre pour constituer son propre Système, l’Ordre des Chevaliers Maçons Elus Coens de l’Univers (primitivement dénommé Ordre des Elus Coëns de Josué). A l’occasion d’un séjour de plusieurs mois à Paris (fin 1766 à début 1767), il reçut de nombreux Maçons dont – rencontre qui sera aussi importante que celle de Saint-Martin, mais dans un tout autre genre – Willermoz; et aussi Bacon de la Chevalerie. De ce dernier, Maçon de beaucoup d’entregent, M. P. fit l’année suivante son Substitut universel, en même temps que, à l’équinoxe de printemps 1767, il constituait le Tribunal Souverain et promulguait les statuts de l’Ordre.

De retour à Bordeaux, il s’y maria, en septembre 1767, avec la nièce et sœur de deux officiers du régiment de Foix Infanterie. Elle lui donna un fils en juin 1768, dont il comptait faire son successeur (il emploie ce terme dans une lettre à Willermoz) à la tête de l’Ordre, et lui-même écrivit à Willermoz qu’il l’avait reçu Grand Maître Coen juste après son baptême. L’abbé Pierre Fournié (cf. aussi infra) fut un temps son précepteur. Mais, les turbulences révolutionnaires aidant, ce fils finit dans la peau d’un commissaire de police dénommé De La Tour (ou Latour) de la Case,(le nom de son père disparaissait). De ce personnage, Serge Caillet d’abord (dans la revue L’Esprit des choses 7, 1994), puis la Société Martines de Pasqually (Bulletin 8, 1998) ont retracé la terne carrière de 1814 à 1830. Un autre fils, né en 1771, mourut en 1773. La même année 1768, Saint-Martin, alors âgé de vingt-cinq ans, fut présenté à M. P. par Grainville et Champoléon, cependant que Willermoz était ordonné Réau-Croix par Bacon de la Chevalerie à Paris. Willermoz fut réordonné “sympathiquement”, c’est-à-dire à distance, par M. P. lui-même, en 1770.

De 1767 à 1772, Martines organisa son Ordre, le fournissant en instructions, en rituels, en recommandations diverses. Il entreprit la rédaction du Traité, avec l’aide zélée mais brouillonne de l’abbé Pierre Fournié comme secrétaire en titre puis, à partir de 1771, avec celle, bien plus méthodique et efficace, de Saint-Martin – qu’il ordonne Réau-Croix en 1772. Ses fidèles disciples Grainville et Champoléon lui servaient de collaborateurs occasionnels. Malgré cela, il s’en fallait de beaucoup que tout fût achevé lorsque M. P. s’embarqua le 5 mai 1772 pour Saint-Domingue, afin d’y régler des affaires d’héritage (dont la Société Martines de Pasqually a passablement débrouillé la nature, cf. Bulletin 6, 7 et 8, 1996-1998). Notons au passage que cette Société publie une éphéméride, année après année, de tous les événements relatifs à la vie de Martines.

De 1772 au 20 (ou, plus probablement, 21) septembre 1774, date de sa mort à Port-au-Prince, M.P. s’occupa encore activement, beaucoup plus qu’on ne l’a prétendu, presque “fiévreusement” selon Van Rijnberk, de son Ordre. Il envoyait par courrier rituels, instructions, courriers de toute sorte. Il avait désigné comme son successeur en tant que Grand Souverain de l’Ordre (tant que son fils n’aurait pas encore attent un âge suffisant) son cousin par alliance Caignet de Lester. Mais celui-ci mourut à son tour, le 11 décembre 1778, et fut remplacé par Sébastien de Las Casas – dont on a soupçonné qu’il était lui aussi apparenté à M. P. Durant ce temps, l’Ordre se désagrégeait, et, en 1781 Las Casas rendit à tous les membres leur liberté. Mais l’histoire des Elus-Cohens n’était pas finie pour autant.

Au meilleur de sa prospérité, l’Ordre des Chevaliers Maçons Elus Coens de l’Univers n’avait guère compté qu’une douzaine de Temples regroupant une centaine de membres. La plupart tombèrent alors en déliquescence. Leurs membres changeaient d’appartenance. Pourtant, au moins deux demeurèrent en activité jusqu’à l’époque révolutionnaire. D’une part, celui de Toulouse, dont les travaux, révélés par le Fonds Du Bourg, se poursuivirent sous la direction de Duroy d’Hauterive. D’autre part, celui de Lyon, sous la direction de Willermoz; C’est à Lyon, que se déroulèrent de 1774 à 1776 ces “répétitions” de la doctrine martinésienne déjà signalées par Vulliaud et Guénon, publiées une première fois par Antoine Faivre en 1975 sous le titre Conférences des Elus Cohens de Lyon puis, dans une édition plus complète, par Robert Amadou en 1999 sous le titre Les Leçons de Lyon aux Elus Coëns.

Ce document capital est un complément indispensable à l’exposé inachevé qu’est le Traité sur la réintégration des êtres créés dans leur première propriété, vertu et puissance spirituelle divine (éd. Robert Amadou de 1995 d’après un manuscrit de Saint-Martin), ou Traité de la réintégration des êtres créés dans leurs primitives propriétés, vertus et puissances spirituelles divines (éd. Robert Amadou de 1974 d’après deux autres textes). A quoi il faut adjoindre les nombreux rituels et instructions rendus disponibles par l’invention du Fonds Z (remontant à Saint-Martin), ainsi que la correspondance de M .P. publiée par Papus, par Van Rijnberk et dans la revue Renaissance Traditionnelle. Parmi les interprètes notables de la pensée de M .P. n’omettons pas Saint-Martin, à cette époque auteur de Des erreurs et de la vérité (1775) et de Tableau naturel des rapports qui existent entre Dieu, l’homme et l’univers (1782); non plus que Willermoz, auteur d’une Instruction secrète au Profès,et surtout d’une Instruction secrète aux Grands Profès, textes rédigés un peu avant 1778. Mentionnons aussi l’ouvrage confus et diffus, mais non dépourvu d’inspiration originale, de l’abbé Pierre Fournié Ce que nous avons été, ce que nous sommes, ce que nous deviendrons (1801).

Si l’on combine le titre de ce dernier ouvrage avec celui du Traité sur la réintégration, on a un premier aperçu, partiel mais fidèle, de la doctrine de M. P. “Doctrine” est le mot juste, car il l’enseignait “avec autorité”, comme un maître. Il n’entendait pas l’enseigner à la manière d’un penseur qui a élaboré une théorie de son cru. Il se considérait comme comme l’héritier et le transmetteur d’une longue tradition d’origine supra-humaine: De même, Fournié écrivit dans une lettre à Willermoz: ‘La science que je professe est certaine et vraie, parce qu’elle ne vient pas de l’homme’. Fournié se montrait ici digne successeur de son maître, car M. P. prétendait avoir été enseigné ou inspiré d’en-haut; il écrit à un endroit du Traité : ‘je vais vous l’expliquer aussi clairement que la vérité de la sagesse me l’a dicté’. Il est clair que, pour eux, la sagesse en question n’est pas la sagesse humaine et mondaine.

Cette doctrine est donc une science. Une “science de l’homme”, qui est “une”, comme l’écrivit plus tard Joseph de Maistre. Celui-ci, sur ce point non plus que sur beaucoup d’autres, ne renia jamais son martinésisme originel C’est une science de l’homme dans ses rapports avec Dieu et avec l’univers Saint-Martin l’expose dans son Tableau naturel. En partant de l’homme et du monde dans leur état actuel, Saint-Martin remonte à leur origine et anticipe leurs fins dernières. Ainsi, cette “science” de M. P. énonce une histoire de l’homme et de l’univers qui est une “histoire sainte”. Elle part, et parle, de l’état primitif de proximité immédiate, et même d’unité, avec Dieu de l’homme créé à Son image. Elle débouche sur l’état présent de rupture et d’éloignement d’avec Dieu, de “privation”. Elle anticipe un état de réconciliation avec Dieu, suivi de retour à Dieu, de “réintégration”. Pour M. P., anthropologie et cosmologie sacrées sont indissociables l’une de l’autre, Elles s’expliquent l’une par l’autre. Elles sont tributaires d’une certaine “science de Dieu”, laquelle n’est pas à proprement parler théologie, mais plutôt théosophie, car ce que le théosophe saisit de Dieu, ou ce qui le saisit, c’est la Sagesse Divine.

En fait, cette science est une gnose judéo-chrétienne, ou plutôt à la fois juive et chrétienne (au demeurant, M. P. exigeait de ses disciples une pratique religieuse assidue, en l’occurrence dans la confession catholique romaine, cf. supra). Cette gnose martinésienne n’est pas descriptive, elle est active. Elle n’entend pas seulement procurer la connaissance des raisons de la chute originelle de l’homme, de sa “prévarication”, mais elle incite et aide aussi à réparer les conséquences de cette chute. A cette fin, elle procure le “moteur”, ou l’instrument d’une réconciliation de l’homme avec Dieu, puis de sa “réintégration dans ses primitives propriétés, vertus et puissances spirituelles divines”. Pour M. P., l’Ordre des Chevaliers Elus Coens de l’Univers est supposé offrir ce “moteur” ou cet instrument.

De fait, si cet Ordre paraît similaire aux autres Systèmes ou Régimes maçonniques de hauts grades qui faisaient florès à l’époque, M. P., lui, pensait que ceux-ci relevaient de l’“apocryphe” du “profane”. Pour lui, son Système était le seul authentique. C’est ainsi qu’il écrivit, dans son style un peu particulier: ‘Je ne suis qu’un faible instrument dont Dieu veut bien, indigne que je suis, se servir de moi pour rappeler les hommes mes semblables à leur premier état de maçon, qui veut dire spirituellement homme ou âme, afin de leur faire voir véritablement qui [sic] sont réellement homme-Dieu, étant créé à l’image et à la ressemblance de cet Etre tout-puissant’ (lettre de M.P. à Willermoz, 13 août 1768).

L’Ordre créé par M.P. comporte une échelle de dix grades, si l’on inclut les trois grades “bleus”, à savoir Apprenti, Compagnon et Maître, similaires extérieurement à ceux de la Maçonnerie proprement dite, qu’il qualifiât de “profane” (épithète que l’on comprend dans ce contexte, car le terme qualifie étymologiquement ce qui est “hors du Temple”). Mais cette similitude se limite aux noms de ces trois grades. Quant aux grades proprement coens, ils sont au nombre de sept, répartis en quatre classes (ces nombres ont leur importance, car la doctrine martinésienne s’accompagne d’une numérologie précise et complexe). Si leur nomenclature varie selon les sources et les époques, en revanche leur leur répartition est restée immuable: A) Maître Grand Elu (ou Maître Parfait Elu), grade charnière (un peu comme le Maître Ecossais de Saint-André dans le Régime Ecossais Rectifié). B) Classe du Porche, constituée des grades d’Apprenti Coen, Compagnon Coen et Maître Coen (ou Maître particulier). C) Classe du Temple, avec les grades de Grand Maître Coen (ou Grand Architecte), Chevalier d’Orient (ou Grand Elu de Zorobabel), Commandeur d’Orient (ou Apprenti Réau-Croix). D) Le grade de Réau-Croix, qui constitue une classe à lui seul. Ces sept grades, référés aux sept dons de l’Esprit, M. P. entendait qu’ils acheminassent progressivement, pédagogiquement, à la pratique de plus en plus poussée et intégrale d’un culte cérémonial. Ce culte est une théurgie, en ce qu’il met les énergies divines en cause et en branle. Il est aussi une liturgie, œuvre commune des maçons (mot synonyme, pour M.P., de “hommes”) qui s’y impliquent et des “êtres spirituels et intelligents” (c’est-à-dire, des anges) qui y coopèrent. A ce “culte primitif” l’homme premier, prêtre-roi de l’univers, était originellement consacré. M. P. proposait donc à ses disciples de s’adonner de nouveau, selon des modalités nouvelles appropriées, au nouvel état de l’homme, qui porte les stigmates de la chute originelle. Et cela, de façon à “opérer” sa réconciliation personnelle et la réconciliation universelle (celle de toute la création), la “réintégration”. Ces vues ne sont pas sans ressemblance avec ce que certains Pères de l’Eglise appellent “transfiguration” et “déification”. Au demeurant, la liturgie cosmique ainsi proposée par M. P. ne prétend pas concurrencer la liturgie ecclésiale, ni s’y substituer (M. P. exigeait l’assiduité aux offices de l’Eglise en même temps que la pratique quotidienne d’un rituel de prières calqué, moyennant les adaptations requises, sur les “heures” monastiques).

C’est pourquoi l’Ordre des Elus Coens, qui est (pour reprendre le titre récent d’une étude de Serge Caillet dans Renaissance Traditionnelle) ‘une école de vertu et de prière’, se présente finalement comme une sorte d’Ordre religieux. Son cérémonial théurgique n’est pas magique, au sens souvent négatif du terme. Il n’est pas orienté vers l’acquisition de pouvoirs naturels ou supranaturels. Les fameuses “passes” ou “glyphes lumineux” (c’est-à-dire, la manifestation tangible d’une présence angélique dans la chambre d’opération théurgique des Elus Cohens) ne sont pas, comme on le croit parfois, le but même des “opérations”. M. P. ne voyait en ces “passes” que des symptômes ou des signes indiquant au théurge que sa réconciliation était en bonne voie. La théurgie, écrivait-il, est ‘un cérémonial et une règle de vie pour pouvoir invoquer l’Eternel en sainteté’. Cette règle de vie, préalable indispensable, impose une hygiène de corps, d’âme et d’esprit rigoureuse, presque ascétique. Le cérémonial, précis, exigeant et religieux, est destiné à assurer la communication avec les esprits bons et à prévenir la communication avec les “esprits pervers” (c’est-à-dire, démoniaques). La “passe” est donc la manifestation de ce que M. P. appelle “la Chose”, par quoi il entend la Sagesse personnifiée, la Sophia divine. Selon la fine analyse de Robert Amadou (dans une émission radiophonique du 4 mars 2000 consacrée aux Elus Coens), ‘la Chose n’est pas la personne de Jésus-Christ […], la Chose n’est pas Jésus-Christ, c’est la présence de Jésus-Christ’, de même que la Shekinah était la présence de Dieu dans le Temple de Salomon. Dans le culte martinésien, la Chose n’est pas convoquée, car elle ne peut pas l’être; elle se manifeste, elle s’épiphanise, pour exprimer sa satisfaction et sa bienveillance. Cela dit, le culte lui-même n’a pas pour but la manifestation de la Chose, il en est seulement l’occasion. Ce culte a un autre objet, qui est sacrificiel: il s’agit d’ “opérer”, ou du moins d’avancer, la réconciliation de l’homme, et celle de l’univers.

L’époque semble maintenant révolue où l’on décriait Martines comme un charlatan et un imposteur, ou bien un chimérique entêté de bizarreries confuses. Aussi est-on en droit, aujourd’hui, de relire avec d’autres yeux le témoignage de deux de ses disciples: ‘Cet homme extraordinaire auquel je n’ai jamais connu de second’ (Willermoz); ‘Cet homme extraordinaire a été pour moi le seul homme vivant, de ma connaissance, dont je n’aie pas fait le tour’ (Saint-Martin).

 

Bibliographie

Traité de la réintégration des êtres créés dans leurs primitives propriétés, vertus et puissances spirituelles divines (Robert Amadou, éd.), Robert Dumas : Paris 1974 ; en regard, reproduction de la 1ère édition, Chacornac : Paris 1899 (deux manuscrits distincts). Traité sur la réintégration des êtres dans leur première propriété, vertu et puissance spirituelle divine (R. Amadou, éd.), Diffusion rosicrucienne, Le Tremblay 1993 & 1995 ; l’édition de 1993 reproduit le fac-similé du manuscrit de Saint-Martin conservé dans le Fonds Z (découvert en 1978), l’édition de 1995 en donne une transcription. Le Fonds Z a été partiellement publié par R. Amadou : La Magie des Elus Coëns, Franc-Maçonnerie : Catéchismes, Maîtres Coëns, Grands Maîtres Coëns, Chevaliers d’Orient, Commandeurs d’Orient, Cariscript : Paris 1989 ; La Magie des Elus Coëns, Franc-Maçonnerie : Catéchisme des Philosophes Elus Coëns de l’Univers, Cariscript : Paris 1990 ; La Magie des Elus Coëns, Franc-Maçonnerie : Explication Secrète du Catéchisme d’Apprenti, Compagnon et Maître Coëns, Institut Eléazar sd ; La Magie des Elus Coëns, Franc-Maçonnerie : Cérémonial des Initiations, Institut Eléazar sd ; La Magie des Elus Coëns, Franc-Maçonnerie : Statuts Généraux, Institut Eléazar sd ; La Magie des Elus Coëns, Théurgie : Instruction secrète, Cariscript : Paris 1988 ; La Magie des Elus Coëns, Théurgie : Cérémonies des quatre Banquets, Institut Eléazar sd . Extrait du Catéchisme des Elus Cohen, in Robert Amadou, Trésor Martiniste, Editions Traditionnelles : Paris 1969, 11-32. Catéchisme Coën (A. Faivre, éd.), in Les Cahiers de Saint-Martin volume III (1980), 107-141.
Les Conférences des Elus Cohens de Lyon (1774-1776), aux sources du Régime Ecossais Rectifié (A. Faivre, éd.), Editions du Baucens : Braine-le-Comte 1975. Les Leçons de Lyon aux Elus Coëns, un cours d’illuminisme au XVIIIe siècle par Louis-Claude de Saint-Martin, Jean-Jacques Du Roy d’Hauterive, Jean-Baptiste Willermoz (R. Amadou, éd.), Dervy : Paris 1999. Instruction secrète pour la réception des Profès in Paul Vulliaud, Joseph de Maistre franc-maçon, Nourry : Paris 1926, 231-247. Dialogue après la réception d’un Frère Grand Profès, ibid. 248-251. Instruction secrète de Grand Profès in René Le Forestier La Franc-Maçonnerie occultiste et templière aux XVIIIe et XIXe siècles (Antoine Faivre, éd.), Aubier-Montaigne : Paris 1970, 1021-1049. Joseph de Maistre, La Franc-Maçonnerie, mémoire inédit au duc de Brunswick (1782) (Emile Dermenghem, éd.), Rieder : Paris 1925 ; reprint (A. Faivre, éd.), Editions d’Aujourd’hui : Plan de la Tour 1980. Id. Œuvres II, Ecrits maçonniques de Joseph de Maistre et de quelques-uns de ses amis francs-maçons (Jean Rebotton, éd.), Slatkine : Genève 1983. Id., Les Soirées de Saint-Pétersbourg, 1821, reprint Guy Trédaniel : Paris 1980. Louis-Claude de Saint-Martin, Des Erreurs et de la Vérité, ou les Hommes rappelés au Principe universel de la Science, 1175 ; reprint in Œuvres majeures tome I (R. Amadou, éd.), Georg Olms : Hildesheim, New York 1975. Id., Tableau Naturel des Rapports qui existent entre Dieu, l’Homme et l’Univers, 1782 ; reprint in Œuvres majeures tome II (R. Amadou, éd.), Georg Olms : Hildesheim, New York 1980. Id., Le Livre Rouge, carnet d’un jeune Elu Cohen (R. Amadou, éd.) in Atlantis 330 (1984), 135-168.
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Martinesisme et Martinisme

Par Jean-François Var, CBCS

Louis-claude-saint-martin

Le titre de l’ouvrage de Papus,  Martinésisme, Willermosisme, Martinisme et Franc-Maçonnerie (1899), circonscrit assez exactement ce que l’historiographie moderne désigne sous le nom de « martinisme », du moins pour la période des origines et des premiers développements (XVIIIe siècle, début du XIXe siècle) ; l’appellation de « second martinisme » étant appliquée à l’histoire de l’Ordre martiniste « réveillé », aux dires du même Papus, mais en réalité fondé par lui, en 1887. « Martinisme » : cette dénomination réfère, non pas tant à Louis-Claude de Saint-Martin (mais à lui tout de même) qu’à Martines de Pasqually, maître à penser, maître à agir, maître à  prier et maître à officier de tous ceux dont l’ensemble, en apparence hétérogène mais unifié en son fond, constitue le genre d’ésotérisme ainsi désigné, suffisamment typé pour trancher sur le reste des courants de pensée du Siècle des Lumières, y compris lorsque ces courants de pensée revêtent des formes initiatiques – en l’occurrence maçonniques -, et pour susciter, aujourd’hui comme alors, des réactions contrastées.

 

La doctrine

Au commencement, donc, était Martines de Pasqually. L’homme, et surtout sa doctrine : c’est elle qui qualifie le « martinisme ».

Cette doctrine est une gnose, c’est-à-dire une « science » au sens traditionnel du terme : elle n’est pas tant axée sur l’acquisition d’un savoir, de connaissances – encore que cet aspect ne soit pas absent, loin de là – que sur la transformation de l’être intime de celui qui s’y adonne. C’est une science active et opératrice spirituellement, une science transformante, qui a en vue non les objets mais le sujet.

Cette doctrine est totalisante. C’est une hiérohistoire, une Histoire sainte, de l’homme et de l’univers dans leurs rapports réciproques et dans leurs rapports avec Dieu. Histoire  qui n’est pas seulement descriptive mais dynamique, faite des actions et des réactions, des « contre-actions », comme dit Martines, à la fois de l’homme et de Dieu. Cette histoire ne se borne en effet pas à constater, à dresser le tableau de l’évolution des « rapports entre Dieu, l’homme et l’univers », pour citer le titre d’un ouvrage marquant de Saint-Martin, elle est toute ordonnée vers la modification de ces rapports et, pour tout dire, vers leur restauration. Car ces rapports se sont dégradés et toute l’affaire, c’est de les rétablir dans leur intégrité première.

Elle est donc faite – et ce contenu typifie bien une Histoire sainte – des actes de rébellion de l’homme contre Dieu, puis de sa venue à résipiscence, comme des interventions de Dieu en vue de la punition de l’homme, puis de sa réconciliation – de sa punition en vue de sa réconciliation.

La doctrine de Martines, et la pratique qui va avec, comporte donc une cosmologie, qui est une cosmogonie, débouchant sur une cosmosophie. Une anthropologie, qui est une anthropogenèse et aussi une anthroposophie. Une théologie, qui est une théosophie. Une angélologie, qui est une angélodulie, un culte des anges et avec les anges, donc une liturgie. Toutes placées sous le signe de la Sagesse ou Sophia. Tout cela va devoir être explicité.

A l’origine, origine du temps comme du monde, il y a la chute, que Martines appelle « prévarication », terme d’usage courant dans l’école spirituelle française de l’âge classique. Chute ou prévarication double : d’abord des anges, puis de l’homme.

Mais auparavant il y a une histoire avant l’histoire, un temps avant le temps. Dans ce temps antéhistorique, pré-temporel, l’Eternel – dénomination qui souligne que Dieu Créateur est souverainement exempt de toute détermination temporelle (les Pères grecs marquent cela plus nettement encore en parlant de « Dieu Pré-éternel ») – l’Eternel, donc, émane des « esprits » au sein de ce que Martines appelle « l’immensité divine ». Leur nombre est infini et cette « infinité » n’est pas statique mais dynamique : « la multitude des habitants de l’immensité divine croît et croîtra sans cesse et à l’infini sans jamais trouver de bornes », car la fécondité divine est ininterrompue : Dieu ne cesse jamais de créer.

Au vrai, le terme « créer » est ici impropre car Martines le réserve à la production des formes matérielles et temporelles ; pour les productions divines au plan spirituel, il emploie les vocables « émaner » et « émanation ». La distinction est capitale, parce qu’elle conduit à envisager l’« essence divine » – « essence » étant à prendre, selon la précieuse notation de Robert Amadou, non pas au sens philosophique, ni encore moins théologique, mais au sens chimique ou alchimique d’ « espèce » ou de « nature active » – sous deux aspects différents : cette essence divine est « triple » relativement à la création, et elle est « quatriple » relativement à l’émanation, le quatriple étant d’ailleurs premier par rapport au triple. Il est hors de question d’entrer dans le détail complexe de ces considérations, sauf pour signaler qu’il en découle une numérologie et une arithmosophie que tous les disciples de Martines retiendront, et qui se retrouve par exemple telle quelle dans les grades du Régime Ecossais Rectifié élaborés par Jean-Baptiste Willermoz.

Autre remarque indispensable : les termes « émanation » et « émaner » ne renvoient nullement à l’hérésie gnostique de l’« émanatisme » qui est une forme de panthéisme. La langue classique, dont Martines, en dépit de ses impropriétés de langage et de ses idiotismes, est pour l’essentiel tributaire, n’impliquait nullement cela : dans son dictionnaire (paru en 1690), Furetière définit l’émanation comme la « dépendance d’une cause, d’une puissance supérieure », avec cet exemple remarquable : « L’âme raisonnable est une  émanation de la Divinité ».

De cette « émanation », Martines tire une signification forte quant à l’essence des « esprits » ainsi perpétuellement émanés : s’ils n’appartiennent pas à l’essence divine, puisqu’ils en émanent, cependant – selon la distinction subtile de Robert Amadou – ils y participent, puisque ( Martines  dixit ) « ils ont en eux une partie de la domination divine ». Et leur ensemble constitue « l’immensité divine » – laquelle n’est pas Dieu : pour suivre là encore Robert Amadou, « aux esprits émanés la pleine divinité, mais non pas la Déité ». Cette similitude d’essence qui n’est pas l’identité  se concrétisera dans le Régime Ecossais Rectifié, enfant en cela de Martines comme des Pères de l’Eglise, dans le thème porteur et dynamique de l’« image et ressemblance ».

L’« immensité divine » est encore dénommée par Martines « cour divine ». Et, comme toute cour, elle est hiérarchisée. Les esprits sont donc différenciés en « classes » ou « cercles », qui sont « distingués entre eux par leurs vertus, leurs puissances et leurs noms », « selon leurs facultés d’opérations divines spirituelles ». Et, en dépit de l’avertissement de Martines selon quoi « cette fameuse immensité divine (est) incompréhensible non seulement aux mortels mais même à tout esprit émané ; cette connaissance n’appartient qu’au Créateur », lui-même nous livre cependant des aperçus sur les hiérarchies angéliques telles qu’il les contemple.

Ces cercles sont, selon un résumé de Willermoz, au nombre de quatre :

  • 10. Cercle des esprits supérieurs dénaires : comme étant les agents et ministres spéciaux de  la puissance universelle dénaire du Père créateur de toutes choses.
  • 8.  Cercle des esprits majeurs huiténaires : comme agents et ministres immédiats du Verbe de Dieu, qui est l’être de double puissance quaternaire.
  • 7.  Cercle des esprits inférieurs septénaires : comme agents et ministres directs de l’Action divine opérante de puissance quaternaire divine et  opérant la triple essence créatrice.
  • 3. Cercle des esprits mineurs ternaires : comme étant les agents de manifestation de la quatriple essence divine.

Comme on voit, la hiérarchie des esprits est une hiérarchie de fonctions, lesquelles réfèrent aux trois Personnes de la Divine Trinité.

Personnes ? C’est beaucoup dire. Martines refuse explicitement la distinction hypostatique qui fonde la théologie chrétienne depuis les formulations dogmatiques du concile de Nicée en 325. Il est radicalement « unitarien », à l’extrême rigueur « modaliste » : la distinction, symbolique, entre les « trois Personnes en Dieu » réfère chez lui aux « trois facultés divines qui sont la Pensée, la Volonté et l’Action, ou, dans un autre sens (…), l’Intention, le Verbe et l’Opération ». Ces trois facultés sont typifiées par le Père, le Fils et le Saint-Esprit, comme elles sont symbolisées par Abraham, Isaac et Jacob, constamment présents pour cette raison dans les prières et dans les grades de l’Ordre des Elus Coens.

Cette théologie trinitaire, non pas tant hétérodoxe qu’archaïsante, « pré-nicéenne », comme dit Robert Amadou, n’était pas tenable à l’égard des disciples de Martines, tous de foi, et pour la plupart de pratique, chrétiennes. Le paradoxe était que Martines imposait, comme condition à l’admission dans son Ordre, l’appartenance à une Eglise : l’Eglise catholique romaine, dont il n’épousait pas vraiment un des deux dogmes fondamentaux, celui de la Sainte Trinité ; l’autre étant le dogme de la double nature du Christ, qu’il épousait au contraire à fond. N’étant pas tenable, elle ne fut pas tenue. Et l’on voit très vite ses disciples revenir, par exemple dans les  Leçons de Lyon (1774-1776), à une théologie trinitaire dogmatiquement orthodoxe, dont la résonance avec l’héritage martinésien était d’ailleurs, et est toujours, bien plus riche et vivifiante du point de vue de la  theoria comme de la  praxis . Comment en effet vivre une vie de prière, non seulement personnelle mais aussi liturgique, comme l’Ordre des Elus Coens l’impose à ses membres, au sein d’une Eglise tout en étant en déphasage avec le premier de ses articles de foi ? C’eût été les condamner à une schizophrénie spirituelle mortifère !

Mais revenons à l’Histoire sainte. L’immensité divine, quoiqu’en expansion dynamique, était parfaite, donc autosuffisante. Survint alors un premier accident, avec la prévarication des esprits pervers qui, voulant s’égaler à l’Eternel, voulurent devenir comme Lui causes premières, de causes secondes qu’ils étaient, voulurent comme Lui « opérer », c’est-à-dire émaner. Cela échoua, bien évidemment, et provoqua une catastrophe cosmique au sens littéral de l’expression. En effet, l’Eternel créa, ou plutôt ordonna aux esprits mineurs demeurés fidèles de créer – et ici il ne s’agit plus d’émanation mais bien de création – l’univers matériel temporel afin d’y « contenir et assujettir les esprits mauvais dans un état de privation », autrement dit d’y emprisonner les « esprits prévaricateurs ». – Notons là au passage un relent des gnosticismes historiques : la matière a une connotation relative au mal ; mais il y a pourtant une différence capitale : la matière n’est pas mauvaise en soi, puisqu’au contraire elle est destinée à contenir le mal et à l’empêcher de contaminer tout. Néanmoins son origine entraîne deux conséquences : le mal n’ayant pas de définition affirmative, mais au contraire négative, et n’ayant donc pas de réalité subsistante, la matière n’en a pas non plus ; et, comme lui, elle est destinée à disparaître à la fin, à se désintégrer. Martines répète à l’envi que la matière est nulle, vaine, qu’elle n’est qu’apparence, et qu’il n’y a de réalité vraie que spirituelle – les Pères de l’Eglise ne pensaient pas autrement. C’est encore là un legs de la doctrine martinésienne au Régime rectifié, qu’on retrouve en particulier au grade de Maître.

Cette matière créée par les opérations des esprits mineurs ternaires l’est par la mise en jeu de toute une série de ternaires ou de triades issues, par combinaisons simultanées et successives, à partir du ternaire premier, celui des « essences spiritueuses » (« spiritueuses » au sens de la chimie ou de l’alchimie, à ne pas confondre avec « spirituelles »), elles-mêmes « provenues de l’imagination divine ». Les êtres spirituels, au contraire – et la différence est essentielle – préexistent en Dieu, comme on l’a vu, par un rapprochement à coup sûr fortuit avec la conception qu’Origène se faisait de la préexistence des âmes en Dieu. Des « essences spiritueuses » primitives, philosophiquement dénommées Sel, Soufre et Mercure, comme dans l’alchimie traditionnelle, proviennent donc, par mixage, les trois éléments de l’Eau, du Feu et de la Terre, puis, toujours par mixage, les trois principes corporels dénommés « aquatique », « igné » et « solide ». Martines assigne donc symboliquement à la terre une « forme  triangulaire », en précisant qu’elle « n’a que trois horizons remarquables : nord, sud et ouest ». De cela aussi les Loges rectifiées ont hérité.

Cette catastrophe cosmique ne fut pas sans contre-coups sur la « cour divine ». Les esprits mineurs ternaires durent la quitter, délégués qu’ils étaient par l’Eternel à la création puis à la conservation, on verra comment, de l’univers matériel temporel. Et si, au sommet de la hiérarchie angélique, « les esprits dénaires divins ne sont jamais sortis de la place qu’ils occupent dans l’immensité divine », d’autres esprits furent à leur tour « assujettis au temporel quoiqu’ils ne soient point sujets au temps » par leur nature propre, étant eux aussi délégués hors de cette immensité afin d’ « opérer (…) des actions spirituelles temporelles », autrement dit d’« actionner et opérer dans le surcéleste, le céleste et le terrestre » – qui sont les trois divisions de l’univers créé, sur lesquelles nous reviendrons – « étant destinés à accomplir la manifestation temporelle de la justice et de la gloire du Créateur ».

Cette délégation hors de l’immensité divine, Martines la désigne du nom d’« émancipation », qu’il ne faut surtout pas confondre avec l’« émanation ». Il y a eu, il y a, il y aura toujours émanation dans l’éternité, ou du moins dans la sempiternité ; il n’y a eu émancipation que dans le temps, pour des raisons circonstancielles.

Sont donc émancipés tous les esprits ternaires pour vaquer aux choses matérielles de l’univers, ainsi qu’un « nombre suffisant » d’esprits septénaires pour « opérer dans le surcéleste des actions spirituelles temporelles », certains d’entre eux étant d’ailleurs, pour ce faire,  « revêtus d’une puissance dénaire », puisque  les esprits dénaires étaient demeurés en leur lieu.

Restait donc, dans l’immensité divine, la place laissée vacante par le départ des esprits ternaires : chose impossible de soi car « il ne peut y avoir de vide auprès du Créateur ni dans son immensité ». Aussi fut-elle occupée par une nouvelle production, particulièrement éminente et glorieuse, le « mineur spirituel quaternaire » – quaternaire à l’image de la Divinité -, à savoir l’Homme.

Après son émanation directe par l’Eternel Lui-même, sans coopération aucune – comme précédemment pour les autres êtres spirituels et à la différence de la création temporelle, confiée aux esprits ternaires – l’Homme fait l’objet d’une double émancipation : est d’abord émancipé dans le « surcéleste »  l’ensemble des êtres spirituels constituant sa classe ; puis est émancipée dans le « céleste » une portion de cette classe, désignée sous le nom d’« Adam » ou « Réau », nom collectif ou individuel, ou plus vraisemblablement appliqué à un être unique contenant potentiellement en lui-même toute sa postérité spirituelle ; nom dont il nous est dit aussi que c’est un pseudonyme, lequel réfère à la nature ou à l’état de celui qui le porte. Car « cet homme-Dieu, dans son état de gloire, avait son nom propre attaché directement à son être spirituel ». Selon toutes les traditions avérées, tout nom est puissance. Or la puissance comme la gloire d’Adam étaient suréminentes. « Il reçut (du Créateur) le nom auguste d’homme-Dieu de la terre universelle », il fut « élu dieu de la terre ». Lui, dernier venu des êtres spirituels émanés, il fut établi au-dessus d’eux tous, et à deux fins qui au vrai n’en font qu’une : « contenir en privation » les esprits pervers, les « molester », « manifester la gloire et la justice divines contre les esprits prévaricateurs » ; mais, au bout du compte, les réconcilier. Le châtiment n’est pas pour la punition, il est pour la résipiscence. En cela, Martines est – encore comme Origène – un tenant résolu de l’apocatastase.

Adam, donc, fait à l’image et à la ressemblance divines, et placé « en aspect de la Divinité », « dans son premier état de gloire était le véritable émule du Créateur. Comme pur esprit, il lisait à découvert les pensées et opérations divines ». Le Créateur lui fit exécuter trois opérations par lesquelles il reçut la Loi, puis le Précepte, et enfin le Commandement. Ensuite Il l’abandonna à son libre arbitre. Et voilà qu’Adam prévarique, à son tour ! Séduit par les esprits pervers qui lui soufflent d’opérer « la puissance de création divine » qui est innée en lui, puisqu’il est créateur. Et il se retrouve, à son tour, captif de la prison matérielle dont il devait être le geôlier ; ou plutôt, lui qui devait travailler à réconcilier, il doit maintenant peiner à  se réconcilier. Moyennant les secours dont Dieu, à l’inlassable miséricorde, le pourvoit : l’ascèse et le culte. Et sa place, vacante au centre du surcéleste, attend qu’il revienne y trôner : « c’est dans ce saint lieu qu’il faut que la postérité mineure spirituelle d’Adam soit réintégrée ».

Reste le sort réservé à une autre catégorie d’esprits : les esprits « huiténaires » ou « octénaires ». Cette classe – deuxième dans la hiérarchie angélique – ni ne demeure dans l’immensité divine, ni n’est émancipée dans une région déterminée. Il leur est assigné d’« aller opérer la justice et la gloire (du Créateur) dans les différentes immensités sans distinction ». Ce sont en quelque sorte des  missi dominici chargés de porter secours à qui le mérite : « l’esprit doublement fort est chez toi lorsque tu le mérites et il s’éloigne de toi lorsque tu te rends indigne de son action doublement puissante ». Cette action est la réconciliation : cette classe d’esprits « aura éternellement à opérer ses facultés puissantes dans les différentes classes où sont placés les premiers et les derniers réconciliés ».

Il est donc temps de parcourir, comme eux, ces « trois immensités ». Précieuse, indispensable carte du voyageur – cette « carte routière des Elus Coens » (R. Amadou) – est la fameuse  figure universelle , autrement dénommée  tableau universel , dont il existe plusieurs représentations, les seules conformes aux sources ayant été publiées par Robert Amadou (en 1974, 1995, puis 1999) : la « figure universelle, dans laquelle toute la nature spirituelle, majeure, mineure et inférieure opère », au dire de Martines. Précieuse également la description  raisonnée qu’en donne Willermoz (et que le même Amadou publie en Préface aux  Leçons de Lyon , pp. 43-45). En voici un compendium :

L’« immensité divine » y figure pour mémoire, « ce lieu où les êtres spirituels les plus parfaits ne sauraient pénétrer, si ce n’est Dieu lui-même » – et, ajoutons, les êtres spirituels qu’il émane en permanence ; pour citer Robert Amadou : « Les pensées de Dieu sont des actes volontaires qui sont des êtres ».

Vient ensuite la « création universelle » – le cosmos -, composée des trois immensités, ou mondes, déjà citées : surcéleste, céleste et terrestre.

Le surcéleste, qui jouxte et tangente l’immensité divine, bien que « borné » au lieu que celle-ci est infinie, pourtant « en est la ressemblance » : « les mêmes facultés de puissance spirituelle se retrouvent dans l’une et l’autre immensité ». D’où – à l’image de l’immensité divine – également quatre cercles :

Au sommet, celui des esprits supérieurs dénaires (en fait, on l’a vu, « des esprits majeurs […] revêtus d’une puissance dénaire ») ; son centre étant « le type et la figure de la Divinité d’où proviennent toute émanation et toute création » ;

De part et d’autre :
Le cercle des esprits supérieurs septénaires gardiens de la Loi divine ;
Le cercle des esprits inférieurs ternaires gardiens du Précepte spirituel divin ;

Enfin, en bas :
le cercle des esprits mineurs quaternaires, où l’Homme fut en premier lieu émancipé « en aspect de Dieu » et où il sera, à terme, réintégré lorsque sa réconciliation sera parfaite.

Viennent ensuite les deux mondes ou immensités qui composent la création universelle  stricto sensu , création matérielle et temporelle, constituée de matière et soumise au temps, matière et temps qui ont débuté ensemble lors de la première prévarication, celle des esprits pervers.

La création universelle est circonscrite par une réalité mystérieuse dénommée  « l’axe feu central », qui est « tout à la fois l’enveloppe, le soutien et le centre de la création ». Il est « le principe de la vie matérielle » : il l’anime ; la vivifie. On se souvient que la matière résulte de la combinaison des trois « essences spiritueuses » : « de même que les trois essences spiritueuses sont le principe de toute corporisation,  de même l’axe feu central est celui de toute animation » (R. Amadou). Il est le principe d’individuation et de vie de tous les corps créés : « sans (lui) aucun être ne peut avoir vie et mouvement ». Et comment ? Parce qu’il est « l’organe des esprits inférieurs qui l’habitent et qui opèrent en lui sur le principe de la matière corporelle apparente ». Ces esprits inférieurs sont, on se le rappellera, les esprits ternaires, émancipés pour ce faire, qui procurent à chaque être corporel un « véhicule de feu central » ; notion précieuse et riche qui aura son répondant dans le thème du  temple : « tout est temple », écrit Martines. Ainsi, « il ne peut exister aucun corps sans qu’il y ait en lui un véhicule de feu central, sur lequel véhicule les habitants de cet axe actionnent, comme étant provenu d’eux-mêmes ». Il doit être bien clair que ces véhicules « ne sont point des êtres spirituels. Ce sont des êtres de vie passive, destinés simplement à l’entretien des formes. Les productions ou émanations des esprits de l’axe ne peuvent être que temporelles et momentanées ».

La création universelle, ainsi enveloppée de l’axe feu central vivifiant, est quant à elle composée de deux immensités ou mondes : céleste et terrestre.

Le céleste – symbolisé par le mont Sinaï – est susceptible de deux divisions entre lesquelles se répartissent les « sept cieux » : l’une ternaire, l’autre septénaire.

La division ternaire se compose :

  • Du « cercle rationnel », qui est « adhérent au surcéleste »  via l’axe feu central, sous le signe de Saturne ;
  • Du « cercle visuel », sous le signe du Soleil ;
  • Du « cercle sensible », sous les signes conjoints de Mercure, de Mars, de Jupiter, de Vénus et de la Lune.

La division septénaire, qui se superpose à la précédente, est celles des « sept cercles planétaires qui renferment les sept principaux agents de la nature universelle », qui « opèrent pour la conservation et le soutien de cet univers ». Ils sont également chargés de réprimer les « êtres spirituels malins », emprisonnés, on s’en souvient, dans l’univers matériel, lesquels « combattent les facultés des actions influétiques bonnes que les êtres planétaires spirituels bons sont chargés de répandre dans le monde entier ». Ballotté entre les uns et les autres, le mineur-homme doit choisir. – On voit comment les données de l’astrologie traditionnelle sont incorporées dans une angélologie active qui est, si l’on peut dire, une angélomachie – combats des anges bons et mauvais – elle-même ordonnée dans la perspective eschatologique d’une Histoire sainte.

Enfin, de même que les quatre cercles surcélestes reflètent l’ordonnancement de l’immensité divine, de même les quatre cercles majeurs célestes, de Saturne, du Soleil, de Mercure et de Mars, reflètent le même ordonnancement ; cependant que les trois autres cercles, de Jupiter, de Vénus et de la Lune, ou plutôt les esprits qui y sont attachés, servent à « substancier » le « corps général terrestre», ou encore « création générale » ; de cette dernière « émanent tous les aliments nécessaires à substancier le particulier », ou « création particulière », à savoir « tous les habitants des corps célestes et terrestres ». L’une et l’autre, la création générale et la création particulière sont, on l’a vu, de constitution « triangulaire » ou « ternaire », comme par conséquent le « corps de matière » de l’homme actuel, bien différent de son « corps de gloire » primitif.

Mais le plus important est ailleurs. Martines invite instamment à « ne pas considérer  ces trois cercles » – sensible, visuel et rationnel – « que matériellement ». Car en vérité ils symbolisent, par l’ascension que leur traversée représente, les étapes successives de la réconciliation des mineurs-hommes, au terme de laquelle ceux-ci seront réintégrés dans le cercle surcéleste quaternaire qui attend qu’ils en reprennent possession : « c’est dans ce saint lieu qu’il faut que la postérité mineure spirituelle d’Adam soit réintégrée ».

Car la grande, la vraie cause, la seule qui vaille, c’est la « réintégration des êtres dans leurs primitives propriétés, vertus et puissances spirituelles divines » – pour reprendre le titre du Traité. Réintégration qui exige la désintégration du corps de matière de l’homme, sa prison, afin de laisser reparaître dans tout son éclat son corps premier de gloire. Et la grande, la véritable affaire, la seule qui compte, qui est l’affaire de « la miséricorde du Père divin envers sa créature », c’est la réconciliation universelle, réalisation opérée chaque fois davantage au long de l’Histoire sainte, par le moyen des opérations que le  « Réconciliateur universel (…), le Christ »- présent et agissant durant toute cette Histoire sous l’apparence de « types » – « avait à faire chez les hommes pour la manifestation de la gloire divine, pour le salut des hommes et pour la molestation des démons. Ces trois opérations sont : la première, celle qui s’est faite pour la réconciliation d’Adam ; la seconde, pour la réconciliation du genre humain, l’an du monde 4000 » – c’est-à-dire, selon la chronologie traditionnelle, après le déluge, avec Noé ; «  et la troisième, celle qui doit paraître à la fin des temps et qui répète la première réconciliation d’Adam, en réconciliant toute sa postérité avec le Créateur ».

 

Le culte

Cette doctrine qui, on l’a noté, forme un tout et englobe tout, de Dieu jusqu’à l’homme et à l’univers matériel, n’est pas seulement, n’est pas principalement pour la  theoria , elle est pour la  praxis . Il s’agit, pour chaque mineur-homme, entré en possession de tous les arguments de la cause, d’opérer, d’abord pour son propre compte, mais aussi pour le compte de la création universelle,  cette réconciliation et cette réintégration, laquelle, conformément à l’étymologie, sera le retour à l’intégrité première, à l’unité première.

Telle est la finalité que Martines assigne à son Ordre, d’abord intitulé « Ordre des Elus Coens de Josué », puis « Ordre des Chevaliers Maçons Elus Coens de l’Univers ». Ordre maçonnique ? Ordre chevaleresque ? De pure apparence. Assurément pour des raisons d’opportunité : pour se ménager des accès dans ce monde en ébullition de chercheurs insatisfaits – du moins ceux qui cherchent autre chose que des amusements pour une curiosité frivole, et ils ne sont pas légion ; et pour présenter à leur quête un but spirituel vrai et qui leur procure, comme devait l’écrire Willermoz quand ce but lui fut révélé, « cette paix intérieure de l’âme, le plus précieux avantage de l’humanité, relativement à son être et à son principe ». Mais cette tentative d’implantation sur le champ maçonnique français fut, on le sait, un échec, tant le fond différait des apparences.

La finalité de l’Ordre, Martines l’exposait ainsi à Willermoz : « Je ne suis qu’un faible instrument dont Dieu veut bien, indigne que je suis, se servir de moi pour rappeler les hommes mes semblables à leur premier état de maçon,  qui veut dire spirituellement homme ou âme, afin de leur faire voir véritablement qu’ils sont réellement homme-Dieu, étant créés à l’image et ressemblance de cet Etre tout-puissant ». – On est bien loin de « l’aimable sociabilité » dans laquelle communiaient les loges de l’époque !

Dans le titre de l’Ordre, deux termes sont à retenir : « élus » et « coens ». « Elu » ne rappelle que superficiellement les innombrables grades d’« élus » inventés à foison alors et plus tard ; ce à quoi il réfère, c’est au phénomène spirituel de l’« élection divine », par laquelle l’Eternel choisit et met à part quelqu’un – homme ou peuple – en vue d’une mission que Lui-même lui assigne. Ce choix est souverain, gratuit, et souvent incompréhensible aux hommes, mais Dieu n’a de compte à rendre à personne. Si l’on scrute l’Histoire sainte, on constate qu’Il agit toujours ainsi : il y a un « peuple élu », Israël ; et il y a, au cours des temps, des élus, depuis Noé, en passant par les patriarches : Abraham, Isaac et Jacob ; Moïse ; les prophètes, dont Elie, et saint Jean Baptiste le Précurseur ; l’apôtre Paul, et tant d’autres. Ce n’est pas un hasard si ces noms figurent tous dans les cérémonies de l’Ordre. En vérité, Martines revendique pour celui-ci une origine aussi ancienne que l’univers, donc bien antérieure à la Maçonnerie : « Souviens-Toi, Seigneur, de cette Société que Tu as formée et possédée dès le commencement », dit une invocation.

L’autre terme essentiel est « coen », qui veut dire prêtre. De quel culte ? Certes le mot est hébreu ; mais un Coen n’est pas un  Cohen , les Coens ne sont pas des  Cohanim, ces prêtres du culte mosaïque célébré au Temple de Jérusalem et qui a disparu en même temps que le Temple pour être remplacé par les cérémonies synagogales. Or, si l’on en croit l’Evangile – et les Coens croient à l’Evangile – cette disparition est définitive. Le culte que célèbrent les Coens est tout autre : c’est « le culte primitif confié par l’Eternel à Adam et perpétué par les mineurs élus jusqu’à nos jours dans l’Ordre des Coens, qui s’identifie avec l’Ordre des Elus de l’Eternel ou au Haut et Saint Ordre dont parle Jean-Baptiste Willermoz dans les  Instructions qui n’ont plus de  secrètes que le nom » (Laurent Morlet) : « le vrai culte cérémonial a été enseigné à Adam après sa chute par l’Ange réconciliateur, il a été opéré saintement par son fils Abel en sa présence, rétabli par Enoch qui forma de nouveaux disciples, oublié ensuite par toute la terre et restauré par Noé et ses enfants, renouvelé ensuite par Moïse, David, Salomon et Zorobabel, et enfin perfectionné par le Christ au milieu de ses douze apôtres dans la Cène » (99e leçon de Lyon). – Comme on voit, Salomon et Zorobabel, figures bien connues des Maçons, sont insérés là dans une perspective radicalement autre.

En vérité, « l’Ordre est sacerdotal » (R. Amadou). Sa raison d’être est d’opérer ce culte primitivement confié à l’Homme, et qui ne lui a pas été retiré ; simplement, ses modalités, notamment cérémonielles, ont changé. Ce culte actuellement est « quatriple » ou quadruple : de sanctification, correspondant à la Pensée divine, ou au Père ; de réconciliation, correspondant à la Volonté divine, ou au Verbe ; de purification, correspondant à l’Action divine, ou au Saint-Esprit ; d’expiation, correspondant à l’Opération divine, ou à l’Homme. Mais « l’Homme dans son premier état n’avait à opérer pour lui qu’un culte de sanctification et de louange. Il était l’agent par lequel les esprits qu’il devait ramener » – les esprits pervers, prévaricateurs – « devaient opérer les trois autres. Etant tombé, il faut qu’il les opère pour lui-même ».

L’Ordre étant sacerdotal, les réceptions à ses divers grades ne sont pas des « initiations », à la différence de ce qui se trouve dans les Systèmes maçonniques, mais des « ordinations ». Chacune de ces ordinations imprime, nous explique Serge Caillet, sur celui qui la reçoit, « un sceau spirituel, marque caractéristique de l’élection divine, qui fait du Coen un prêtre de ce culte originel ». Et ce sont les esprits qui, selon leur classe – esprits dénaires, huiténaires, septénaires, en correspondance respectivement, on s’en souvient, au Père, au Fils et au Saint-Esprit – qui confèrent au récipiendaire la réalité de son ordination. Par eux, celui-ci est mis en jonction, on peut même dire en communion, avec l’Elu de l’Eternel, patriarche ou prophète, qui préside à la classe où lui-même est admis, c’est de cet Elu « qu’il reçoit le nom, l’influx spirituel, le sceau de son élection propre » (Laurent Morlet). Les élections successivement reçues au sein de l’Ordre sont placées chacune sous le patronage actif et efficace d’un de ces Elus de l’Eternel : Adam, Abraham, Moïse, Zorobabel, Jésus-Christ… Cet Elu avec qui l’Elu Coen est conjoint coopérera désormais sympathiquement avec lui dans ses opérations cérémonielles, dès lors que celles-ci remplissent les conditions exigeantes auxquelles elles sont soumises ; mais toujours par l’intermédiaire ou l’intercession des esprits – des anges – véhicules des influx ou énergies divines.

D’où les « passes », aussi fameuses qu’incomprises. Ces « glyphes lumineux » ne sont en rien le but des cérémonies coens, contrairement à ce que l’ignorance a cru et propagé. La visée de ces cérémonies transperce le plan phénoménal, elle porte bien au delà : le plan de l’être même de l’homme. Les « passes » sont des manifestations sensibles qui vérifient que cet « homme de désir » désire justement, en esprit et en vérité, et cela en lui témoignant des marques de la faveur divine. Cette faveur divine est une manifestation de la grâce divine ; elle est donc gratuite et inconditionnée, comme toute grâce.

La réalité divine agissante et bienfaisante qui s’épiphanise ainsi, Martines, et ses disciples après lui, l’appellent mystérieusement « la Chose ». Qu’est-ce que la Chose ? On a beaucoup glosé là-dessus, et beaucoup erré. Selon Robert Amadou, interprète autorisé, « la Chose n’est pas la personne de Jésus-Christ (…), la Chose n’est pas Jésus-Christ, c’est la  présence de Jésus-Christ », comme la  Shekinah était la présence de Dieu dans le Saint des Saints. Ce que l’on n’a guère remarqué, et que signale Laurent Morlet, c’est que le terme hébreu pour dire « chose » est DaBaR, lequel signifie premièrement « parole » ou « verbe », secondement « chose », et troisièmement « cause ». Il appert donc que la Chose n’est autre que le Verbe Créateur, ce Verbe que les Instructions coens qualifient par ailleurs de Médiateur, bref le Christ Jésus. Ce n’est certes pas pour rien que l’Ordre était primitivement l’Ordre des Elus Coens de Josué : en hébreu, Josué et Jésus, c’est tout un.

Pour un lecteur de saint Paul, le Christ est « force de Dieu et  sagesse de Dieu » (1 Corinthiens 1 ; 24) ; pour un lecteur de saint Irénée, c’est le Saint-Esprit qui est sagesse de Dieu ( cf. Adversus Haereses, en particulier au livre IV). Mais il n’y a là nulle contradiction : le Fils et l’Esprit sont du Père et ont en partage tout ce qui est au Père et du Père. Ce qui est en « cause », ce qui entre en jeu, c’est la Sophia, cette Sagesse incréée qui révèle d’Elle-même : « J’ai été établie dès l’éternité et dès le commencement, avant que la terre fût créée» ; ajoutant : lorsque l’Eternel posa les fondements de l’abîme et forma le monde, la terre, les cieux, les fleuves… « j’étais avec Lui et je réglais tout, j’étais chaque jour dans les délices, me jouant sans cesse devant Lui, me jouant dans le monde : et mes délices sont d’être avec les enfants des hommes » (Proverbes 8 ; 23 à 31, traduction Lemaistre de Sacy). Cette même Sagesse qui « est la vapeur de la vertu de Dieu et l’effusion toute pure de la clarté du Tout-Puissant, (…) l’éclat de la lumière éternelle, le miroir sans tache de la majesté de Dieu et l’image de sa bonté », Elle qui « forme les amis de Dieu et les prophètes » (Sagesse 7 ;25 à 27, même traduction). Cette Sagesse, enfin, que chante la Grande Antienne du « premier Nom divin », la semaine précédant Noël, en combinant un verset de l’Ecclésiastique (24 ; 3) et un verset du Livre de la Sagesse (8 ; 1)  : « O Sagesse, Toi qui es sortie de la bouche du Très-Haut, qui atteins avec force depuis une extrémité jusqu’à l’autre et qui disposes tout avec douceur ».

Aussi le Coen est-il « un partisan de la véritable Sagesse », comme le proclame Martines, qui affirme sans ambages que cette même Sagesse lui a « dicté » « la science (qu’il) professe ». La Sophia préside à l’Ordre et à toutes ses œuvres, raison pourquoi elles sont, comme on l’a dit, théosophie, anthroposophie, cosmosophie, chronosophie et liturgie sophianique.

Pour en revenir aux « passes », elles ont une autre utilité : ce sont des signaux, et même des signatures, des esprits qui « actionnent » en coopération avec le célébrant. Celui-ci est muni d’un recueil de 2400 tracés et d’autant de noms (en hébreu) d’anges – mis au jour par Robert Amadou et publié par lui sous le titre judicieusement choisi d’ Angéliques – tracés permettant d’identifier quels anges sont à l’œuvre. Bref, le cérémonial coen est, sous le signe de la Sophia, une véritable liturgie concélébrée par des anges et des hommes.

Comme la liturgie ecclésiale ? Oui et non. Oui pour la concélébration (affirmée dans le Canon eucharistique de tous les rites chrétiens), non pour la nature du sacerdoce qui opère. Dans la liturgie de l’Eglise chrétienne – de toute Eglise chrétienne apostolique – agit le sacerdoce de Celui qui est « prêtre pour l’éternité selon l’ordre de Melchisédech » : le Christ ; dans la liturgie coën, agit le sacerdoce cosmique primitif dont fut doté l’Homme premier en tant que roi, prêtre et prophète de l’univers. C’est au culte primitif tendant à la réconciliation de l’homme et de la création – de l’homme avec Dieu, de l’homme avec la création, et de la création avec Dieu – qu’est voué le Coen. Et, pour ce faire, le Réau-Croix, identifié à la fois au premier Adam, déchu, et au Christ, nouvel Adam, Rédempteur et Réparateur universel, récapitule en lui-même et travers lui-même l’étape de la chute et de la « privation », celle du repentir et de la pénitence, celle enfin de la réconciliation et de la réintégration. Le culte coen ne concurrence donc pas le culte ecclésial, il ne se substitue pas à lui, il ne le surpasse pas : il le suppose et il concorde avec lui. Raison pourquoi les Coens doivent, d’obligation, pratiquer les cérémonies et recevoir les sacrements de l’Eglise.

Ils doivent plus. De même que les prêtres de l’Eglise, outre les cérémonies du culte, doivent nécessairement s’adonner à la prière personnelle, spontanée mais aussi régulière au sens propre, c’est-à-dire rythmée par une règle (offices des « heures » monastiques ou canoniales, lecture du bréviaire et des Saintes Ecritures), de même ces prêtres d’une nature particulière que sont les Coens sont astreints à des prières de six heures en six heures calquées sur ces mêmes offices (moyennant adaptations), sans compter différents autres offices à célébrer en fonction du calendrier (jours de la semaine, phases de la lune, saisons…) Ils sont en outre astreints à des prescriptions alimentaires (jeûnes) et à une véritable ascèse morale et mentale.

En résumé, le Coen est un prêtre et la règle de vie coen une ascèse. Et la doctrine coen, qu’on peut sans abus nommer une théosophie et une anthroposophie, est ordonnée à cela : mettre le Coen, dans son état accompli qui est celui de Réau-Croix, en pleine capacité d’opérer à la réconciliation universelle. On est bien au-delà, bien au-dessus de la Maçonnerie ordinaire, que Martines qualifiait, on saisit pourquoi, d’« apocryphe » :  « rassembler ce qui est épars », c’est réunir ce que la chute a brisé, réunifier ce qu’elle a dispersé, réconcilier tout, réintégrer dans le Tout. Immense et exigeant programme, qui tenta peu d’adeptes, mais de quelle qualité !

 

L’héritage

Les destinées, apparemment peu fructueuses, de l’Ordre des Elus Coens sont décrites ailleurs : peu de membres, une sorte d’ostracisme officiel ; et pourtant il ne cessa d’intriguer et d’exciter la curiosité, comme à l’occasion du Convent des  Philalèthes (1785 et 1787). Significatif aussi est l’intérêt que lui porta durablement, quoique par éclipses, Bacon de la Chevalerie, Maçon pourtant plus intrigant que mystique, que Martines avait nommé son Substitut universel mais qui « avait une âme de traître » (Robert Amadou  dixit ). Willermoz qui, de l’avis unanime, était le véritable conservateur de l’Ordre, était assailli de demandes indiscrètes, sans pouvoir les écarter toutes.

C’est qu’en vérité Willermoz parvint à préserver pour un temps l’héritage du maître qu’il s’était donné et auquel il resta fidèle jusqu’à sa mort, même si ce fut d’une manière toute différente de celle de Martines et que ce dernier eût sûrement désapprouvée. Convaincu à juste titre que son Système, à dire vrai crypto-maçonnique plutôt que maçonnique, était, tel quel, voué à l’échec, il le mit à l’abri au sein et au cœur du Système mixte, à la fois maçonnique et chevaleresque, que lui-même élabora : le Régime Ecossais Rectifié. L’Ordre des Elus Coens de l’Univers n’est pas à l’intérieur du Régime Ecossais Rectifié, il n’en fait pas partie ; mais il est en son cœur, et même il en est « le cœur » (Robert Amadou). Le Régime le protège comme un « conservatoire » (R. Amadou) ou un reposoir. Il enseigne la même doctrine, la même « science de l’homme », sans du tout pratiquer de cérémonial liturgique, ni même en parler, sauf, à mots couverts, aux Grands Profès. Comme l’écrit Robert Amadou : « Le Régime Ecossais Rectifié ne vit que par la doctrine de la réintégration et pour la réintégration, comme l’Ordre des Elus Coens. Ici et là, diffère le  modus operandi ». Et encore : « La doctrine de ce Régime est la réintégration coen laïcisée, je veux dire réduite, et les membres du Régime réduits, à l’état laïc ». Autrement dit : dans le Régime, des Maçons et des Chevaliers, mais pas de prêtres autres que ceux de l’Eglise. Si de ces prêtres du sacerdoce primitif que sont les Coens sont présents dans le Régime, ils n’y sont pas ès-qualités, ils sont inconnus.

On ne dira jamais assez l’importance de cette création de Willermoz, sous-estimée gravement par les autres disciples marquants de Martines, savoir Louis-Claude de Saint-Martin et Jean-Jacques du Roy d’Hauterive, les deux répétiteurs, avec Willermoz lui-même, des indispensables  Leçons de Lyon (cf. l’entrée Martines) . Tous deux se replient sur eux-mêmes : Hauterive sur son petit groupe de Toulouse, qui « dé-maçonnise » les cérémonies coens pour les désencombrer et les réduire à l’alchimie spirituelle la plus pure ; Saint-Martin sur son for intérieur, d’une richesse il est vrai exceptionnelle, et où la prière prend le pas, comme méthode de réalisation spirituelle, sur toutes les formes cérémonielles. Déjà, alors qu’il côtoyait Martines, il avait contre elles une certaine prévention. On connaît sa fameuse interrogation au maître : « Faut-il vraiment tant de formes pour prier Dieu ? » ; on connaît moins la réponse, faite pour donner à penser : « Il faut se contenter de ce qu’on a ». Néanmoins Saint-Martin demeura toute sa vie convaincu de la vérité de la doctrine martinésienne, qu’il ne cessa d’approfondir de son chef, même après sa découverte, à partir de 1788, de Jacob Boehme, qui lui en apprit tant sur la Sophia : son travail fut alors de « marier », comme il disait, ses deux maîtres. Cette doctrine, il s’en fit le propagateur efficace, non seulement comme co-rédacteur, en tant que secrétaire, du  Traité sur la Réintégration , ainsi que de quantité de documents, rituels et instructions, nécessaires à la vie de l’Ordre ; non seulement comme didascale autorisé, en privé à l’occasion des Leçons de Lyon (1774-1776), et en public comme auteur, voilé sous l’appellation intrigante de  Philosophe Inconnu , de ces exposés doctrinaux que furent  Des erreurs et de la vérité (1775) et le  Tableau naturel des rapports qui existent entre Dieu, l’homme et l’univers (1782), mais aussi et surtout parce que sa pensée est, dans son fond,  le reflet de celle de Martines, reflet fidèle mais diffracté par sa personnalité propre, et par conséquent empreint d’un mysticisme actif et lyrique où la part de la théurgie tend grandement à se réduire. Et la profondeur, la richesse et la beauté de cette pensée sont telles, sans parler de la ductilité de sa langue qui la rend apte à réussir dans tous les registres : traités et exposés synthétiques, sentences morales, stances lyriques ou épiques, introspection, analyses politico-religieuses, que son œuvre vibrante et vivante est un des meilleurs véhicules qui soient pour la perpétuation de la doctrine.

C’est donc par Willermoz, ou par Saint-Martin, ou par leur influence conjointe, que se sont perpétuées jusqu’à nos jours, et la doctrine de la réintégration, et les pratiques qui ont en vue cette dernière. C’est par exemple par référence à Saint-Martin qu’en Russie – où Novikov le traduisit – furent qualifiées « martinistes » les loges « rectifiées » conformément aux décisions du Convent de Wilhelmsbad prises à l’instigation de Willermoz ; et ce n’était pas un non-sens, puisque sur ces loges étaient souchés des chapitres « martinistes ».

C’est par le truchement de Saint-Martin que les conceptions martinésiennes rencontrèrent un écho certain auprès des écrivains romantiques français : Chateaubriand (sur qui, à vrai dire, elles firent peu d’impression), surtout Ballanche, mais aussi Balzac (qui « maria » Saint-Martin à Swedenborg), Nerval…; et allemands : Schelling, Werner, les frères Schlegel…A citer en marge Mercier, auteur, dans les  Tableaux de Paris (1783), du premier reportage sur les « martinistes », Mme de Staël avec son  De l’Allemagne (1813), puis – plutôt pour l’effet de mode littéraire – Cazotte, Nodier, George Sand, Alexandre Dumas. Et, tout à fait à part, Joseph de Maistre qui, tout catholique romain et papiste qu’il était, présenta dans ses  Soirées de Saint-Pétersbourg (1821), sous couvert d’une controverse pour et contre l’« illuminisme », une assez belle défense et illustration des idées martinésiennes, qu’il n’abjura jamais, au point même que, Jean-Marc Vivenza vient de le prouver récemment, en pleine tourmente révolutionnaire, il procédait régulièrement aux « opérations » de l’Ordre aux moments calendaires propices.

C’est enfin par la redécouverte, au bout d’une assez longue éclipse, des œuvres de Saint-Martin par Papus que ces mêmes idées – passablement contaminées par l’occultisme du XIXe siècle, surtout celui d’Eliphas Lévi – reparurent au jour sur la scène initiatique avec l’Ordre martiniste fondé par lui.

Et c’est enfin par l’action de quelques Chevaliers de la Cité Sainte qui étaient en même temps martinistes, entre autres Georges Bogé de Lagrèze et Robert Ambelain, que fut opérée la « résurgence », en réalité recréation  ex nihilo , de l’actuel « Ordre des Elus Cohens de l’Univers » ; d’où une diffusion internationale, par l’entremise des divers Ordres martinistes issus directement ou indirectement de Papus.

Quoi qu’il en soi de ces dérivations plus ou moins fidèles à la source originelle, il est certain que ce qu’on appelle globalement « le martinisme », s’il a perdu l’aura littéraire qui était la sienne au XIXe siècle, intéresse toujours, et même de plus en plus, le monde initiatique, et cela bien au-delà des cercles ou Ordres officiellement estampillés « martinistes ». En particulier, la Franc-Maçonnerie s’ouvre de plus en plus largement, y compris dans les milieux réputés peu enclins au spiritualisme, aux idées de Saint-Martin et de Martines de Pasqually, au point de contre-balancer les théories de René Guénon, celles-ci ressenties comme desséchantes car exclusivement métaphysiques, au contraire de celles-là dont le « mysticisme » paraît répondre davantage à l’attente des hommes de maintenant. Les pratiques cérémonielles coens elles-mêmes semblent connaître un regain de faveur dans un nombre non négligeable de cercles discrets.

Tant il est vrai que l’homme, plus que jamais inquiet de ses destinées, et ne trouvant plus dans la croyance à un « progrès » constamment démenti par les faits de quoi apaiser son insatisfaction, porte plus loin ses regards, en avant comme en arrière. La doctrine de la réintégration qui lui est présentée par les héritiers de Martines de Pasqually n’est pas seulement « consolante », comme le notait déjà en son temps Willermoz, elle est de nature à exalter chez cet homme, si c’est un « homme de désir », la vertu –  virtus – qui est ce qui fait de l’homme un homme –  vir – si du moins il en a la ferme volonté et ensuite qu’il passe à l’acte ; car on n’ est pas véritablement homme, on le  devient , ou plutôt on le  redevient . Et elle le rend alors capable de tous les efforts pour coopérer, par tous ses moyens et par tous ceux qui lui sont donnés par surcroît, à sa réconciliation et à celle de la création, à sa réintégration et à celle de l’univers, à la restauration de l’unité avec et en Dieu.

N.B. Les citations sont, sauf mention contraire, extraites du  Traité sur la Réintégration.

 

Bibliographie sommaire

Se reporter  pour la bibliographie à l’article Martines de Pasqually

pour les textes fondamentaux :
le  Traité sur ( ou  de) la Réintégration
les  Leçons de Lyon
les  Instructions secrètes aux Grands Profès ;

pour les études, il convient d’ajouter  à celles mentionnées :
Martinisme par Robert Amadou (dans la série  Documents martinistes, 2e éd. Les Auberts, Institut Eléazar, 1993).
Introduction à Martines de Pasqually (Institut Eléazar), par Robert Amadou  (réunion d’une suite d’articles parus dans la revue  L’Initiation en 1969).
Cours de Martinisme, Introduction au Martinésisme (Institut Eléazar,  1990- 1992, 13 tomes parus) par Serge Caillet.
Accès de l’Esotérisme occidental par Antoine Faivre (2e édition revue et augmentée, Paris, NRF Gallimard, 1996), tome I, pp. 178-198 :  Le Temple de Jérusalem dans la théosophie maçonnique au XVIIIe siècle .