Biographie de Martinez de Pasqually

Par Jean-François Var, CBCS

 

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Pasqually,  Martines de * ? Grenoble , † 20/21.9.1774 Port-au-Prince

On a pu dire à bon droit de M. P. qu’il était une énigme vivante. Et d’abord son patronyme. Dans l’ouvrage qu’il lui a consacré, Gérard van Rijnberk consacre deux pages (I, 14-15) aux différentes variantes de son nom, qui dépassent de beaucoup en diversité ce qu’autorisait la libre fluctuation des usages du temps (la Révolution française, qui a normalisé et fixé l’état-civil, n’était pas encore passée par là). Cependant, de la comparaison des documents officiels (actes d’état-civil et attestations militaires), il semble résulter avec une bonne probabilité que son nom complet serait (avec de nombreuses variantes orthographiques) Jacques de Lyoron (ou: de Livron) Joachin Latour (ou: de Latour) de la Case Martines de Pasqually (ou bien : Jacques de Lyoron Latour de la Case Joachin Martines de Pasqually). Tel quel, ce nom a l’apparence de deux patronymes accolés, chacun précédé d’un prénom (Jacques, Joachin). Van Rijnberk avait émis l’hypothèse que M. P. fût un hiéronyme lié à la fonction de “chef d’initiation” dont lui-même, à la suite de son père, aurait été revêtu. Toutefois, cette ingénieuse supputation est battue en brèche par les attestations militaires découvertes et publiées par Christian Marcenne dans le Bulletin de la Société Martines de Pasqually (n° 6, 1996) – Société sise à Bordeaux. Il résulte de ces attestations qu’un oncle de M. P., désigné comme “dom Pasqually”, commandait en 1737, une compagnie du régiment d’Edimbourg-Dragon au service du roi Philippe V d’Espagne. En ce qui concerne M. P. lui aussi, le prédicat nobiliaire d’origine ibérique “Don” (ou “Dom”) précède presque toujours la seconde partie du nom (Martines de Pasqually); il est souvent doublé, devant la première partie du nom (Latour de la Case), par l’appellation, elle aussi nobiliaire mais d’usage français, “Messire” (ou “Sire”). La qualité noble de M. P., attestée par plusieurs actes officiels, est hors de doute, ainsi que son titre, qui était celui d’écuyer. Lui-même signait quasiment toujours “Don Martines de Pasqually”.

Sa date de naissance, ensuite. La Société Martines de Pasqually a confronté, dans son Bulletin (9 (1999), deux chronologies déduites des documents existants et totalement incompatibles entre elles. L’une, calculée à partir de l’acte de décès (entre autres documents), ferait naître M. P. en 1726 ou 1727. Elle paraît néanmoins invalidée par les attestations militaires déjà mentionnées, qui prouvent que M. P. a eu une carrière militaire d’au moins dix ans (de 1737 à 1747) en tant qu’officier (lieutenant en 1737) au service du roi d’Espagne – ce qu’il ne pouvait évidemment pas être à l’âge de dix ou onze ans! Ces attestations cadrent en revanche fort bien avec les lettres patentes maçonniques que M. P. produisit comme ayant été accordées à son père en 1738, et qui le mentionnent lui-même comme ayant alors vingt-huit ans. Cela signifie qu’il serait né en 1710. Les probabilités sont donc désormais plutôt en faveur d’une chronologie “haute”, vers laquelle inclinait déjà Van Rijnberk (II, 9-10).

Son lieu de naissance est à peu près sûrement Grenoble. Tous les documents officiels concordent sur ce point. Son origine familiale était certainement l’Espagne. En effet, les lettres patentes de 1738 produites par lui en 1762 indiquent que son père est né à Alicante en 1671. Cette origine espagnole, qui faisait déjà l’unanimité des spécialistes, s’est trouvée encore renforcée par les attestations portant sur sa carrière militaire au service du roi d’Espagne. Plusieurs contemporains proches de lui témoignent aussi que sa langue maternelle n’était pas le français (l’orthographe purement phonétique de ses lettres va dans ce sens, mais n’est pas une preuve à elle seule).

Espagnole, cette origine était de surcroît juive. Cela était déjà nettement apparu à divers de ses contemporains. Les dénégations de Jean-Baptiste Willermoz sur ce point, dans une lettre très tardive (juillet 1821), ne suffisent pas à révoquer en doute cette origine juive. D’ailleurs, à y regarder de près, ces dénégations de Willermoz s’appliquent à la religion bien plutôt qu’à la race. De fait, non seulement Martines s’affirmait catholique romain, et produisait à l’appui un certificat de catholicité, mais encore il exigeait des postulants à l’entrée dans l’Ordre des Elus Coens qu’ils appartinssent à cette confession. C’est même à cause de cela, que plusieurs membres de la Confession réformée (par exemple, Du Roy d’Hauterive) durent abjurer leur appartenance à celle-ci. Et c’est pourquoi Robert Amadou, qui étudie la question depuis quelque cinquante ans, écrt (cf. ‘Introduction’ à son édition de 1995 du Traité sur la Réintégration) que ‘sa famille paternelle était […] d’origine juive espagnole marrane ou, plus exactement, demi-marrane’. Demi-marrane, en effet, car les vrais marranes n’étaient que des faux-semblants de convertis au christianisme, pour donner le change, alors que le christianisme est inhérent à la doctrine de Martines et que lui-même en a toujours fait profession. Ce christianisme, tel qu’il ressort de ses écrits, est singulier mais néanmoins authentique. Selon Robert Amadou, qui l’a analysé à fond (dans l’‘Introduction’ déjà citée, et dans la ‘Préface’ à son édition de 1999 des Leçons de Lyon), M. P. appartenait à une catégorie très particulière et très archaïque du christianisme, que l’on aurait pu croire disparue depuis plus de mille ans, le “judéo-christianisme”. Cela semblerait confirmer l’affirmation constante de M. P. lui-même, à laquelle plusieurs personne, dont Willermoz, ont fait écho, selon laquelle les connaissances dont il était détenteur lui auraient été transmises par succession. Willermoz précisait: ‘dans son ministère, il avait succédé à son père’. La possibilité d’une “transmission ésotérique” intra ou extra-familiale avait d’ailleurs déjà été mise en relief par à René Guénon, que ‘ L’Enigme de Martines de Pasqually’ tracassait au point d’y consacrer au moins quatre études, dont certaines longues, entre 1914 et 1936.

Quoi qu’il en soit, on ne sait rien de la jeunesse de M. P., à part sa carrière militaire récemment connue, On ne connaît guère sa biographie avant son apparition sur la scène maçonnique – et sur la scène historique – au cours de la décennie 1750-1760. Le premier Chapitre fondé par lui semble avoir été, en 1754 à Montpellier, le Chapitre des Juges Ecossais. Il voyagea dès lors à travers la France, principalement dans le Midi, mais aussi à Paris et à Lyon. A Toulouse, où il exposa en 1760 devant ‘les loges de Saint-Jean réunies’ ce qui, d’après le compte-rendu, paraît déjà une esquisse de son système, il échoua à convaincre les Frères. Il obtint en revanche un bien meilleur succès en Guyenne, et cela est important pour la suite de l’histoire.

A partir du 28 avril 1762, M. P. s’installa en effet à Bordeaux. Il y résida jusqu’à son départ pour Saint-Domingue, le 5 mai 1772, hormis un déplacement de quelques mois à Paris, en 1766-1767. Il gagna à sa cause la loge La Française, au sein de laquelle il constitua un “Temple particulier” et qui, à l’occasion de démêlés avec d’autres loges bordelaises, en particulier L’Anglaise, prit en 1764 le titre de La Française Elue Ecossaise, pour afficher clairement sa couleur. Surtout, le régiment de Foix-Infanterie qui, après un séjour de cinq ans à Saint-Domingue, revint prendre ses quartiers à Bordeaux en juillet 1765, devint pour lui un théâtre d’opération privilégié. Il y fonda un “Temple coen” dit “des Elus Ecossais”), sous le couvert de la loge militaire Josué, probablement créée à cet effet. Il initia, entre autres Maçons, deux officiers, P.A. de Grainville et G.A. de Champoléon, qui devinrent plus tard ses collaborateurs attitrés et ses secrétaires bénévoles. C’est par leur entremise que à Louis-Claude de Saint-Martin, affecté à ce régiment dans le mois même du retour de Champoléon en France, fit la connaissance de M. P. – rencontre déterminante pour tous deux – et fut admis très vite dans son Ordre.

La Grande Loge de France ayant été saisie des démêlés entre L’Anglaise et La Française, c’est alors que M. P. lui adressa copie de la traduction de la ‘constitution et patente’, rédigée ‘en idiome anglais’, précisait-t-il, octroyée à son père le 20 mai 1738, et transmissible à lui-même par ‘Charles Stuard [sic], roi d’Ecosse, d’Irlande et d’Angleterre, Grand Maître de toutes les Loges répandues sur la surface de la terre’. Cette patente, octroyée le 20 mai 1738, fait mention de ‘Don Martinez Pasqualis, écuyer, âgé de 67 ans, natif de la ville d’Alicante en Espagne’ et de ‘Joachim Dom Martinez Pasqualis, son fils aîné, âgé de 29 ans, natif de la ville de Grenoble en France’. Mais ce document est généralement considéré comme apocryphe. Toutefois, l’historien Robert Amadou déclare suspendre son jugement sur ce point. Toujours est-il qu’aucun argument probant n’a été produit, ni pour en confirmer, ni pour en infirmer, l’authenticité. La question des relations supposées ou réelles, ostensibles ou voilées, des Stuarts avec la Franc-Maçonnerie (question qui se pose aussi à propos de la charte octroyée au baron Karl von Hund, fondateur du Système dit “Stricte Observance”), fait actuellement l’objet de recherches dans le Nord de l’Angleterre et en Ecosse. Finalement, la Grande Loge de France prit une mesure de portée générale. Elle décréta en août 1766 l’abolition des hauts grade. Elle rapporta cette mesure dès octobre, mais non sans avoir exclu M. P. des loges qui dépendaient d’elle Toutefois, elle-même en proie à des troubles persistants parfois accompagnés d’actes de violence, elle fut dissoute par édit royal le 21 février 1767.

Dès lors, M. P. avait donc le champ libre pour constituer son propre Système, l’Ordre des Chevaliers Maçons Elus Coens de l’Univers (primitivement dénommé Ordre des Elus Coëns de Josué). A l’occasion d’un séjour de plusieurs mois à Paris (fin 1766 à début 1767), il reçut de nombreux Maçons dont – rencontre qui sera aussi importante que celle de Saint-Martin, mais dans un tout autre genre – Willermoz; et aussi Bacon de la Chevalerie. De ce dernier, Maçon de beaucoup d’entregent, M. P. fit l’année suivante son Substitut universel, en même temps que, à l’équinoxe de printemps 1767, il constituait le Tribunal Souverain et promulguait les statuts de l’Ordre.

De retour à Bordeaux, il s’y maria, en septembre 1767, avec la nièce et sœur de deux officiers du régiment de Foix Infanterie. Elle lui donna un fils en juin 1768, dont il comptait faire son successeur (il emploie ce terme dans une lettre à Willermoz) à la tête de l’Ordre, et lui-même écrivit à Willermoz qu’il l’avait reçu Grand Maître Coen juste après son baptême. L’abbé Pierre Fournié (cf. aussi infra) fut un temps son précepteur. Mais, les turbulences révolutionnaires aidant, ce fils finit dans la peau d’un commissaire de police dénommé De La Tour (ou Latour) de la Case,(le nom de son père disparaissait). De ce personnage, Serge Caillet d’abord (dans la revue L’Esprit des choses 7, 1994), puis la Société Martines de Pasqually (Bulletin 8, 1998) ont retracé la terne carrière de 1814 à 1830. Un autre fils, né en 1771, mourut en 1773. La même année 1768, Saint-Martin, alors âgé de vingt-cinq ans, fut présenté à M. P. par Grainville et Champoléon, cependant que Willermoz était ordonné Réau-Croix par Bacon de la Chevalerie à Paris. Willermoz fut réordonné “sympathiquement”, c’est-à-dire à distance, par M. P. lui-même, en 1770.

De 1767 à 1772, Martines organisa son Ordre, le fournissant en instructions, en rituels, en recommandations diverses. Il entreprit la rédaction du Traité, avec l’aide zélée mais brouillonne de l’abbé Pierre Fournié comme secrétaire en titre puis, à partir de 1771, avec celle, bien plus méthodique et efficace, de Saint-Martin – qu’il ordonne Réau-Croix en 1772. Ses fidèles disciples Grainville et Champoléon lui servaient de collaborateurs occasionnels. Malgré cela, il s’en fallait de beaucoup que tout fût achevé lorsque M. P. s’embarqua le 5 mai 1772 pour Saint-Domingue, afin d’y régler des affaires d’héritage (dont la Société Martines de Pasqually a passablement débrouillé la nature, cf. Bulletin 6, 7 et 8, 1996-1998). Notons au passage que cette Société publie une éphéméride, année après année, de tous les événements relatifs à la vie de Martines.

De 1772 au 20 (ou, plus probablement, 21) septembre 1774, date de sa mort à Port-au-Prince, M.P. s’occupa encore activement, beaucoup plus qu’on ne l’a prétendu, presque “fiévreusement” selon Van Rijnberk, de son Ordre. Il envoyait par courrier rituels, instructions, courriers de toute sorte. Il avait désigné comme son successeur en tant que Grand Souverain de l’Ordre (tant que son fils n’aurait pas encore attent un âge suffisant) son cousin par alliance Caignet de Lester. Mais celui-ci mourut à son tour, le 11 décembre 1778, et fut remplacé par Sébastien de Las Casas – dont on a soupçonné qu’il était lui aussi apparenté à M. P. Durant ce temps, l’Ordre se désagrégeait, et, en 1781 Las Casas rendit à tous les membres leur liberté. Mais l’histoire des Elus-Cohens n’était pas finie pour autant.

Au meilleur de sa prospérité, l’Ordre des Chevaliers Maçons Elus Coens de l’Univers n’avait guère compté qu’une douzaine de Temples regroupant une centaine de membres. La plupart tombèrent alors en déliquescence. Leurs membres changeaient d’appartenance. Pourtant, au moins deux demeurèrent en activité jusqu’à l’époque révolutionnaire. D’une part, celui de Toulouse, dont les travaux, révélés par le Fonds Du Bourg, se poursuivirent sous la direction de Duroy d’Hauterive. D’autre part, celui de Lyon, sous la direction de Willermoz; C’est à Lyon, que se déroulèrent de 1774 à 1776 ces “répétitions” de la doctrine martinésienne déjà signalées par Vulliaud et Guénon, publiées une première fois par Antoine Faivre en 1975 sous le titre Conférences des Elus Cohens de Lyon puis, dans une édition plus complète, par Robert Amadou en 1999 sous le titre Les Leçons de Lyon aux Elus Coëns.

Ce document capital est un complément indispensable à l’exposé inachevé qu’est le Traité sur la réintégration des êtres créés dans leur première propriété, vertu et puissance spirituelle divine (éd. Robert Amadou de 1995 d’après un manuscrit de Saint-Martin), ou Traité de la réintégration des êtres créés dans leurs primitives propriétés, vertus et puissances spirituelles divines (éd. Robert Amadou de 1974 d’après deux autres textes). A quoi il faut adjoindre les nombreux rituels et instructions rendus disponibles par l’invention du Fonds Z (remontant à Saint-Martin), ainsi que la correspondance de M .P. publiée par Papus, par Van Rijnberk et dans la revue Renaissance Traditionnelle. Parmi les interprètes notables de la pensée de M .P. n’omettons pas Saint-Martin, à cette époque auteur de Des erreurs et de la vérité (1775) et de Tableau naturel des rapports qui existent entre Dieu, l’homme et l’univers (1782); non plus que Willermoz, auteur d’une Instruction secrète au Profès,et surtout d’une Instruction secrète aux Grands Profès, textes rédigés un peu avant 1778. Mentionnons aussi l’ouvrage confus et diffus, mais non dépourvu d’inspiration originale, de l’abbé Pierre Fournié Ce que nous avons été, ce que nous sommes, ce que nous deviendrons (1801).

Si l’on combine le titre de ce dernier ouvrage avec celui du Traité sur la réintégration, on a un premier aperçu, partiel mais fidèle, de la doctrine de M. P. “Doctrine” est le mot juste, car il l’enseignait “avec autorité”, comme un maître. Il n’entendait pas l’enseigner à la manière d’un penseur qui a élaboré une théorie de son cru. Il se considérait comme comme l’héritier et le transmetteur d’une longue tradition d’origine supra-humaine: De même, Fournié écrivit dans une lettre à Willermoz: ‘La science que je professe est certaine et vraie, parce qu’elle ne vient pas de l’homme’. Fournié se montrait ici digne successeur de son maître, car M. P. prétendait avoir été enseigné ou inspiré d’en-haut; il écrit à un endroit du Traité : ‘je vais vous l’expliquer aussi clairement que la vérité de la sagesse me l’a dicté’. Il est clair que, pour eux, la sagesse en question n’est pas la sagesse humaine et mondaine.

Cette doctrine est donc une science. Une “science de l’homme”, qui est “une”, comme l’écrivit plus tard Joseph de Maistre. Celui-ci, sur ce point non plus que sur beaucoup d’autres, ne renia jamais son martinésisme originel C’est une science de l’homme dans ses rapports avec Dieu et avec l’univers Saint-Martin l’expose dans son Tableau naturel. En partant de l’homme et du monde dans leur état actuel, Saint-Martin remonte à leur origine et anticipe leurs fins dernières. Ainsi, cette “science” de M. P. énonce une histoire de l’homme et de l’univers qui est une “histoire sainte”. Elle part, et parle, de l’état primitif de proximité immédiate, et même d’unité, avec Dieu de l’homme créé à Son image. Elle débouche sur l’état présent de rupture et d’éloignement d’avec Dieu, de “privation”. Elle anticipe un état de réconciliation avec Dieu, suivi de retour à Dieu, de “réintégration”. Pour M. P., anthropologie et cosmologie sacrées sont indissociables l’une de l’autre, Elles s’expliquent l’une par l’autre. Elles sont tributaires d’une certaine “science de Dieu”, laquelle n’est pas à proprement parler théologie, mais plutôt théosophie, car ce que le théosophe saisit de Dieu, ou ce qui le saisit, c’est la Sagesse Divine.

En fait, cette science est une gnose judéo-chrétienne, ou plutôt à la fois juive et chrétienne (au demeurant, M. P. exigeait de ses disciples une pratique religieuse assidue, en l’occurrence dans la confession catholique romaine, cf. supra). Cette gnose martinésienne n’est pas descriptive, elle est active. Elle n’entend pas seulement procurer la connaissance des raisons de la chute originelle de l’homme, de sa “prévarication”, mais elle incite et aide aussi à réparer les conséquences de cette chute. A cette fin, elle procure le “moteur”, ou l’instrument d’une réconciliation de l’homme avec Dieu, puis de sa “réintégration dans ses primitives propriétés, vertus et puissances spirituelles divines”. Pour M. P., l’Ordre des Chevaliers Elus Coens de l’Univers est supposé offrir ce “moteur” ou cet instrument.

De fait, si cet Ordre paraît similaire aux autres Systèmes ou Régimes maçonniques de hauts grades qui faisaient florès à l’époque, M. P., lui, pensait que ceux-ci relevaient de l’“apocryphe” du “profane”. Pour lui, son Système était le seul authentique. C’est ainsi qu’il écrivit, dans son style un peu particulier: ‘Je ne suis qu’un faible instrument dont Dieu veut bien, indigne que je suis, se servir de moi pour rappeler les hommes mes semblables à leur premier état de maçon, qui veut dire spirituellement homme ou âme, afin de leur faire voir véritablement qui [sic] sont réellement homme-Dieu, étant créé à l’image et à la ressemblance de cet Etre tout-puissant’ (lettre de M.P. à Willermoz, 13 août 1768).

L’Ordre créé par M.P. comporte une échelle de dix grades, si l’on inclut les trois grades “bleus”, à savoir Apprenti, Compagnon et Maître, similaires extérieurement à ceux de la Maçonnerie proprement dite, qu’il qualifiât de “profane” (épithète que l’on comprend dans ce contexte, car le terme qualifie étymologiquement ce qui est “hors du Temple”). Mais cette similitude se limite aux noms de ces trois grades. Quant aux grades proprement coens, ils sont au nombre de sept, répartis en quatre classes (ces nombres ont leur importance, car la doctrine martinésienne s’accompagne d’une numérologie précise et complexe). Si leur nomenclature varie selon les sources et les époques, en revanche leur leur répartition est restée immuable: A) Maître Grand Elu (ou Maître Parfait Elu), grade charnière (un peu comme le Maître Ecossais de Saint-André dans le Régime Ecossais Rectifié). B) Classe du Porche, constituée des grades d’Apprenti Coen, Compagnon Coen et Maître Coen (ou Maître particulier). C) Classe du Temple, avec les grades de Grand Maître Coen (ou Grand Architecte), Chevalier d’Orient (ou Grand Elu de Zorobabel), Commandeur d’Orient (ou Apprenti Réau-Croix). D) Le grade de Réau-Croix, qui constitue une classe à lui seul. Ces sept grades, référés aux sept dons de l’Esprit, M. P. entendait qu’ils acheminassent progressivement, pédagogiquement, à la pratique de plus en plus poussée et intégrale d’un culte cérémonial. Ce culte est une théurgie, en ce qu’il met les énergies divines en cause et en branle. Il est aussi une liturgie, œuvre commune des maçons (mot synonyme, pour M.P., de “hommes”) qui s’y impliquent et des “êtres spirituels et intelligents” (c’est-à-dire, des anges) qui y coopèrent. A ce “culte primitif” l’homme premier, prêtre-roi de l’univers, était originellement consacré. M. P. proposait donc à ses disciples de s’adonner de nouveau, selon des modalités nouvelles appropriées, au nouvel état de l’homme, qui porte les stigmates de la chute originelle. Et cela, de façon à “opérer” sa réconciliation personnelle et la réconciliation universelle (celle de toute la création), la “réintégration”. Ces vues ne sont pas sans ressemblance avec ce que certains Pères de l’Eglise appellent “transfiguration” et “déification”. Au demeurant, la liturgie cosmique ainsi proposée par M. P. ne prétend pas concurrencer la liturgie ecclésiale, ni s’y substituer (M. P. exigeait l’assiduité aux offices de l’Eglise en même temps que la pratique quotidienne d’un rituel de prières calqué, moyennant les adaptations requises, sur les “heures” monastiques).

C’est pourquoi l’Ordre des Elus Coens, qui est (pour reprendre le titre récent d’une étude de Serge Caillet dans Renaissance Traditionnelle) ‘une école de vertu et de prière’, se présente finalement comme une sorte d’Ordre religieux. Son cérémonial théurgique n’est pas magique, au sens souvent négatif du terme. Il n’est pas orienté vers l’acquisition de pouvoirs naturels ou supranaturels. Les fameuses “passes” ou “glyphes lumineux” (c’est-à-dire, la manifestation tangible d’une présence angélique dans la chambre d’opération théurgique des Elus Cohens) ne sont pas, comme on le croit parfois, le but même des “opérations”. M. P. ne voyait en ces “passes” que des symptômes ou des signes indiquant au théurge que sa réconciliation était en bonne voie. La théurgie, écrivait-il, est ‘un cérémonial et une règle de vie pour pouvoir invoquer l’Eternel en sainteté’. Cette règle de vie, préalable indispensable, impose une hygiène de corps, d’âme et d’esprit rigoureuse, presque ascétique. Le cérémonial, précis, exigeant et religieux, est destiné à assurer la communication avec les esprits bons et à prévenir la communication avec les “esprits pervers” (c’est-à-dire, démoniaques). La “passe” est donc la manifestation de ce que M. P. appelle “la Chose”, par quoi il entend la Sagesse personnifiée, la Sophia divine. Selon la fine analyse de Robert Amadou (dans une émission radiophonique du 4 mars 2000 consacrée aux Elus Coens), ‘la Chose n’est pas la personne de Jésus-Christ […], la Chose n’est pas Jésus-Christ, c’est la présence de Jésus-Christ’, de même que la Shekinah était la présence de Dieu dans le Temple de Salomon. Dans le culte martinésien, la Chose n’est pas convoquée, car elle ne peut pas l’être; elle se manifeste, elle s’épiphanise, pour exprimer sa satisfaction et sa bienveillance. Cela dit, le culte lui-même n’a pas pour but la manifestation de la Chose, il en est seulement l’occasion. Ce culte a un autre objet, qui est sacrificiel: il s’agit d’ “opérer”, ou du moins d’avancer, la réconciliation de l’homme, et celle de l’univers.

L’époque semble maintenant révolue où l’on décriait Martines comme un charlatan et un imposteur, ou bien un chimérique entêté de bizarreries confuses. Aussi est-on en droit, aujourd’hui, de relire avec d’autres yeux le témoignage de deux de ses disciples: ‘Cet homme extraordinaire auquel je n’ai jamais connu de second’ (Willermoz); ‘Cet homme extraordinaire a été pour moi le seul homme vivant, de ma connaissance, dont je n’aie pas fait le tour’ (Saint-Martin).

 

Bibliographie

Traité de la réintégration des êtres créés dans leurs primitives propriétés, vertus et puissances spirituelles divines (Robert Amadou, éd.), Robert Dumas : Paris 1974 ; en regard, reproduction de la 1ère édition, Chacornac : Paris 1899 (deux manuscrits distincts). Traité sur la réintégration des êtres dans leur première propriété, vertu et puissance spirituelle divine (R. Amadou, éd.), Diffusion rosicrucienne, Le Tremblay 1993 & 1995 ; l’édition de 1993 reproduit le fac-similé du manuscrit de Saint-Martin conservé dans le Fonds Z (découvert en 1978), l’édition de 1995 en donne une transcription. Le Fonds Z a été partiellement publié par R. Amadou : La Magie des Elus Coëns, Franc-Maçonnerie : Catéchismes, Maîtres Coëns, Grands Maîtres Coëns, Chevaliers d’Orient, Commandeurs d’Orient, Cariscript : Paris 1989 ; La Magie des Elus Coëns, Franc-Maçonnerie : Catéchisme des Philosophes Elus Coëns de l’Univers, Cariscript : Paris 1990 ; La Magie des Elus Coëns, Franc-Maçonnerie : Explication Secrète du Catéchisme d’Apprenti, Compagnon et Maître Coëns, Institut Eléazar sd ; La Magie des Elus Coëns, Franc-Maçonnerie : Cérémonial des Initiations, Institut Eléazar sd ; La Magie des Elus Coëns, Franc-Maçonnerie : Statuts Généraux, Institut Eléazar sd ; La Magie des Elus Coëns, Théurgie : Instruction secrète, Cariscript : Paris 1988 ; La Magie des Elus Coëns, Théurgie : Cérémonies des quatre Banquets, Institut Eléazar sd . Extrait du Catéchisme des Elus Cohen, in Robert Amadou, Trésor Martiniste, Editions Traditionnelles : Paris 1969, 11-32. Catéchisme Coën (A. Faivre, éd.), in Les Cahiers de Saint-Martin volume III (1980), 107-141.
Les Conférences des Elus Cohens de Lyon (1774-1776), aux sources du Régime Ecossais Rectifié (A. Faivre, éd.), Editions du Baucens : Braine-le-Comte 1975. Les Leçons de Lyon aux Elus Coëns, un cours d’illuminisme au XVIIIe siècle par Louis-Claude de Saint-Martin, Jean-Jacques Du Roy d’Hauterive, Jean-Baptiste Willermoz (R. Amadou, éd.), Dervy : Paris 1999. Instruction secrète pour la réception des Profès in Paul Vulliaud, Joseph de Maistre franc-maçon, Nourry : Paris 1926, 231-247. Dialogue après la réception d’un Frère Grand Profès, ibid. 248-251. Instruction secrète de Grand Profès in René Le Forestier La Franc-Maçonnerie occultiste et templière aux XVIIIe et XIXe siècles (Antoine Faivre, éd.), Aubier-Montaigne : Paris 1970, 1021-1049. Joseph de Maistre, La Franc-Maçonnerie, mémoire inédit au duc de Brunswick (1782) (Emile Dermenghem, éd.), Rieder : Paris 1925 ; reprint (A. Faivre, éd.), Editions d’Aujourd’hui : Plan de la Tour 1980. Id. Œuvres II, Ecrits maçonniques de Joseph de Maistre et de quelques-uns de ses amis francs-maçons (Jean Rebotton, éd.), Slatkine : Genève 1983. Id., Les Soirées de Saint-Pétersbourg, 1821, reprint Guy Trédaniel : Paris 1980. Louis-Claude de Saint-Martin, Des Erreurs et de la Vérité, ou les Hommes rappelés au Principe universel de la Science, 1175 ; reprint in Œuvres majeures tome I (R. Amadou, éd.), Georg Olms : Hildesheim, New York 1975. Id., Tableau Naturel des Rapports qui existent entre Dieu, l’Homme et l’Univers, 1782 ; reprint in Œuvres majeures tome II (R. Amadou, éd.), Georg Olms : Hildesheim, New York 1980. Id., Le Livre Rouge, carnet d’un jeune Elu Cohen (R. Amadou, éd.) in Atlantis 330 (1984), 135-168.
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