Martinesisme et Martinisme

Par Jean-François Var, CBCS

Louis-claude-saint-martin

Le titre de l’ouvrage de Papus,  Martinésisme, Willermosisme, Martinisme et Franc-Maçonnerie (1899), circonscrit assez exactement ce que l’historiographie moderne désigne sous le nom de « martinisme », du moins pour la période des origines et des premiers développements (XVIIIe siècle, début du XIXe siècle) ; l’appellation de « second martinisme » étant appliquée à l’histoire de l’Ordre martiniste « réveillé », aux dires du même Papus, mais en réalité fondé par lui, en 1887. « Martinisme » : cette dénomination réfère, non pas tant à Louis-Claude de Saint-Martin (mais à lui tout de même) qu’à Martines de Pasqually, maître à penser, maître à agir, maître à  prier et maître à officier de tous ceux dont l’ensemble, en apparence hétérogène mais unifié en son fond, constitue le genre d’ésotérisme ainsi désigné, suffisamment typé pour trancher sur le reste des courants de pensée du Siècle des Lumières, y compris lorsque ces courants de pensée revêtent des formes initiatiques – en l’occurrence maçonniques -, et pour susciter, aujourd’hui comme alors, des réactions contrastées.

 

La doctrine

Au commencement, donc, était Martines de Pasqually. L’homme, et surtout sa doctrine : c’est elle qui qualifie le « martinisme ».

Cette doctrine est une gnose, c’est-à-dire une « science » au sens traditionnel du terme : elle n’est pas tant axée sur l’acquisition d’un savoir, de connaissances – encore que cet aspect ne soit pas absent, loin de là – que sur la transformation de l’être intime de celui qui s’y adonne. C’est une science active et opératrice spirituellement, une science transformante, qui a en vue non les objets mais le sujet.

Cette doctrine est totalisante. C’est une hiérohistoire, une Histoire sainte, de l’homme et de l’univers dans leurs rapports réciproques et dans leurs rapports avec Dieu. Histoire  qui n’est pas seulement descriptive mais dynamique, faite des actions et des réactions, des « contre-actions », comme dit Martines, à la fois de l’homme et de Dieu. Cette histoire ne se borne en effet pas à constater, à dresser le tableau de l’évolution des « rapports entre Dieu, l’homme et l’univers », pour citer le titre d’un ouvrage marquant de Saint-Martin, elle est toute ordonnée vers la modification de ces rapports et, pour tout dire, vers leur restauration. Car ces rapports se sont dégradés et toute l’affaire, c’est de les rétablir dans leur intégrité première.

Elle est donc faite – et ce contenu typifie bien une Histoire sainte – des actes de rébellion de l’homme contre Dieu, puis de sa venue à résipiscence, comme des interventions de Dieu en vue de la punition de l’homme, puis de sa réconciliation – de sa punition en vue de sa réconciliation.

La doctrine de Martines, et la pratique qui va avec, comporte donc une cosmologie, qui est une cosmogonie, débouchant sur une cosmosophie. Une anthropologie, qui est une anthropogenèse et aussi une anthroposophie. Une théologie, qui est une théosophie. Une angélologie, qui est une angélodulie, un culte des anges et avec les anges, donc une liturgie. Toutes placées sous le signe de la Sagesse ou Sophia. Tout cela va devoir être explicité.

A l’origine, origine du temps comme du monde, il y a la chute, que Martines appelle « prévarication », terme d’usage courant dans l’école spirituelle française de l’âge classique. Chute ou prévarication double : d’abord des anges, puis de l’homme.

Mais auparavant il y a une histoire avant l’histoire, un temps avant le temps. Dans ce temps antéhistorique, pré-temporel, l’Eternel – dénomination qui souligne que Dieu Créateur est souverainement exempt de toute détermination temporelle (les Pères grecs marquent cela plus nettement encore en parlant de « Dieu Pré-éternel ») – l’Eternel, donc, émane des « esprits » au sein de ce que Martines appelle « l’immensité divine ». Leur nombre est infini et cette « infinité » n’est pas statique mais dynamique : « la multitude des habitants de l’immensité divine croît et croîtra sans cesse et à l’infini sans jamais trouver de bornes », car la fécondité divine est ininterrompue : Dieu ne cesse jamais de créer.

Au vrai, le terme « créer » est ici impropre car Martines le réserve à la production des formes matérielles et temporelles ; pour les productions divines au plan spirituel, il emploie les vocables « émaner » et « émanation ». La distinction est capitale, parce qu’elle conduit à envisager l’« essence divine » – « essence » étant à prendre, selon la précieuse notation de Robert Amadou, non pas au sens philosophique, ni encore moins théologique, mais au sens chimique ou alchimique d’ « espèce » ou de « nature active » – sous deux aspects différents : cette essence divine est « triple » relativement à la création, et elle est « quatriple » relativement à l’émanation, le quatriple étant d’ailleurs premier par rapport au triple. Il est hors de question d’entrer dans le détail complexe de ces considérations, sauf pour signaler qu’il en découle une numérologie et une arithmosophie que tous les disciples de Martines retiendront, et qui se retrouve par exemple telle quelle dans les grades du Régime Ecossais Rectifié élaborés par Jean-Baptiste Willermoz.

Autre remarque indispensable : les termes « émanation » et « émaner » ne renvoient nullement à l’hérésie gnostique de l’« émanatisme » qui est une forme de panthéisme. La langue classique, dont Martines, en dépit de ses impropriétés de langage et de ses idiotismes, est pour l’essentiel tributaire, n’impliquait nullement cela : dans son dictionnaire (paru en 1690), Furetière définit l’émanation comme la « dépendance d’une cause, d’une puissance supérieure », avec cet exemple remarquable : « L’âme raisonnable est une  émanation de la Divinité ».

De cette « émanation », Martines tire une signification forte quant à l’essence des « esprits » ainsi perpétuellement émanés : s’ils n’appartiennent pas à l’essence divine, puisqu’ils en émanent, cependant – selon la distinction subtile de Robert Amadou – ils y participent, puisque ( Martines  dixit ) « ils ont en eux une partie de la domination divine ». Et leur ensemble constitue « l’immensité divine » – laquelle n’est pas Dieu : pour suivre là encore Robert Amadou, « aux esprits émanés la pleine divinité, mais non pas la Déité ». Cette similitude d’essence qui n’est pas l’identité  se concrétisera dans le Régime Ecossais Rectifié, enfant en cela de Martines comme des Pères de l’Eglise, dans le thème porteur et dynamique de l’« image et ressemblance ».

L’« immensité divine » est encore dénommée par Martines « cour divine ». Et, comme toute cour, elle est hiérarchisée. Les esprits sont donc différenciés en « classes » ou « cercles », qui sont « distingués entre eux par leurs vertus, leurs puissances et leurs noms », « selon leurs facultés d’opérations divines spirituelles ». Et, en dépit de l’avertissement de Martines selon quoi « cette fameuse immensité divine (est) incompréhensible non seulement aux mortels mais même à tout esprit émané ; cette connaissance n’appartient qu’au Créateur », lui-même nous livre cependant des aperçus sur les hiérarchies angéliques telles qu’il les contemple.

Ces cercles sont, selon un résumé de Willermoz, au nombre de quatre :

  • 10. Cercle des esprits supérieurs dénaires : comme étant les agents et ministres spéciaux de  la puissance universelle dénaire du Père créateur de toutes choses.
  • 8.  Cercle des esprits majeurs huiténaires : comme agents et ministres immédiats du Verbe de Dieu, qui est l’être de double puissance quaternaire.
  • 7.  Cercle des esprits inférieurs septénaires : comme agents et ministres directs de l’Action divine opérante de puissance quaternaire divine et  opérant la triple essence créatrice.
  • 3. Cercle des esprits mineurs ternaires : comme étant les agents de manifestation de la quatriple essence divine.

Comme on voit, la hiérarchie des esprits est une hiérarchie de fonctions, lesquelles réfèrent aux trois Personnes de la Divine Trinité.

Personnes ? C’est beaucoup dire. Martines refuse explicitement la distinction hypostatique qui fonde la théologie chrétienne depuis les formulations dogmatiques du concile de Nicée en 325. Il est radicalement « unitarien », à l’extrême rigueur « modaliste » : la distinction, symbolique, entre les « trois Personnes en Dieu » réfère chez lui aux « trois facultés divines qui sont la Pensée, la Volonté et l’Action, ou, dans un autre sens (…), l’Intention, le Verbe et l’Opération ». Ces trois facultés sont typifiées par le Père, le Fils et le Saint-Esprit, comme elles sont symbolisées par Abraham, Isaac et Jacob, constamment présents pour cette raison dans les prières et dans les grades de l’Ordre des Elus Coens.

Cette théologie trinitaire, non pas tant hétérodoxe qu’archaïsante, « pré-nicéenne », comme dit Robert Amadou, n’était pas tenable à l’égard des disciples de Martines, tous de foi, et pour la plupart de pratique, chrétiennes. Le paradoxe était que Martines imposait, comme condition à l’admission dans son Ordre, l’appartenance à une Eglise : l’Eglise catholique romaine, dont il n’épousait pas vraiment un des deux dogmes fondamentaux, celui de la Sainte Trinité ; l’autre étant le dogme de la double nature du Christ, qu’il épousait au contraire à fond. N’étant pas tenable, elle ne fut pas tenue. Et l’on voit très vite ses disciples revenir, par exemple dans les  Leçons de Lyon (1774-1776), à une théologie trinitaire dogmatiquement orthodoxe, dont la résonance avec l’héritage martinésien était d’ailleurs, et est toujours, bien plus riche et vivifiante du point de vue de la  theoria comme de la  praxis . Comment en effet vivre une vie de prière, non seulement personnelle mais aussi liturgique, comme l’Ordre des Elus Coens l’impose à ses membres, au sein d’une Eglise tout en étant en déphasage avec le premier de ses articles de foi ? C’eût été les condamner à une schizophrénie spirituelle mortifère !

Mais revenons à l’Histoire sainte. L’immensité divine, quoiqu’en expansion dynamique, était parfaite, donc autosuffisante. Survint alors un premier accident, avec la prévarication des esprits pervers qui, voulant s’égaler à l’Eternel, voulurent devenir comme Lui causes premières, de causes secondes qu’ils étaient, voulurent comme Lui « opérer », c’est-à-dire émaner. Cela échoua, bien évidemment, et provoqua une catastrophe cosmique au sens littéral de l’expression. En effet, l’Eternel créa, ou plutôt ordonna aux esprits mineurs demeurés fidèles de créer – et ici il ne s’agit plus d’émanation mais bien de création – l’univers matériel temporel afin d’y « contenir et assujettir les esprits mauvais dans un état de privation », autrement dit d’y emprisonner les « esprits prévaricateurs ». – Notons là au passage un relent des gnosticismes historiques : la matière a une connotation relative au mal ; mais il y a pourtant une différence capitale : la matière n’est pas mauvaise en soi, puisqu’au contraire elle est destinée à contenir le mal et à l’empêcher de contaminer tout. Néanmoins son origine entraîne deux conséquences : le mal n’ayant pas de définition affirmative, mais au contraire négative, et n’ayant donc pas de réalité subsistante, la matière n’en a pas non plus ; et, comme lui, elle est destinée à disparaître à la fin, à se désintégrer. Martines répète à l’envi que la matière est nulle, vaine, qu’elle n’est qu’apparence, et qu’il n’y a de réalité vraie que spirituelle – les Pères de l’Eglise ne pensaient pas autrement. C’est encore là un legs de la doctrine martinésienne au Régime rectifié, qu’on retrouve en particulier au grade de Maître.

Cette matière créée par les opérations des esprits mineurs ternaires l’est par la mise en jeu de toute une série de ternaires ou de triades issues, par combinaisons simultanées et successives, à partir du ternaire premier, celui des « essences spiritueuses » (« spiritueuses » au sens de la chimie ou de l’alchimie, à ne pas confondre avec « spirituelles »), elles-mêmes « provenues de l’imagination divine ». Les êtres spirituels, au contraire – et la différence est essentielle – préexistent en Dieu, comme on l’a vu, par un rapprochement à coup sûr fortuit avec la conception qu’Origène se faisait de la préexistence des âmes en Dieu. Des « essences spiritueuses » primitives, philosophiquement dénommées Sel, Soufre et Mercure, comme dans l’alchimie traditionnelle, proviennent donc, par mixage, les trois éléments de l’Eau, du Feu et de la Terre, puis, toujours par mixage, les trois principes corporels dénommés « aquatique », « igné » et « solide ». Martines assigne donc symboliquement à la terre une « forme  triangulaire », en précisant qu’elle « n’a que trois horizons remarquables : nord, sud et ouest ». De cela aussi les Loges rectifiées ont hérité.

Cette catastrophe cosmique ne fut pas sans contre-coups sur la « cour divine ». Les esprits mineurs ternaires durent la quitter, délégués qu’ils étaient par l’Eternel à la création puis à la conservation, on verra comment, de l’univers matériel temporel. Et si, au sommet de la hiérarchie angélique, « les esprits dénaires divins ne sont jamais sortis de la place qu’ils occupent dans l’immensité divine », d’autres esprits furent à leur tour « assujettis au temporel quoiqu’ils ne soient point sujets au temps » par leur nature propre, étant eux aussi délégués hors de cette immensité afin d’ « opérer (…) des actions spirituelles temporelles », autrement dit d’« actionner et opérer dans le surcéleste, le céleste et le terrestre » – qui sont les trois divisions de l’univers créé, sur lesquelles nous reviendrons – « étant destinés à accomplir la manifestation temporelle de la justice et de la gloire du Créateur ».

Cette délégation hors de l’immensité divine, Martines la désigne du nom d’« émancipation », qu’il ne faut surtout pas confondre avec l’« émanation ». Il y a eu, il y a, il y aura toujours émanation dans l’éternité, ou du moins dans la sempiternité ; il n’y a eu émancipation que dans le temps, pour des raisons circonstancielles.

Sont donc émancipés tous les esprits ternaires pour vaquer aux choses matérielles de l’univers, ainsi qu’un « nombre suffisant » d’esprits septénaires pour « opérer dans le surcéleste des actions spirituelles temporelles », certains d’entre eux étant d’ailleurs, pour ce faire,  « revêtus d’une puissance dénaire », puisque  les esprits dénaires étaient demeurés en leur lieu.

Restait donc, dans l’immensité divine, la place laissée vacante par le départ des esprits ternaires : chose impossible de soi car « il ne peut y avoir de vide auprès du Créateur ni dans son immensité ». Aussi fut-elle occupée par une nouvelle production, particulièrement éminente et glorieuse, le « mineur spirituel quaternaire » – quaternaire à l’image de la Divinité -, à savoir l’Homme.

Après son émanation directe par l’Eternel Lui-même, sans coopération aucune – comme précédemment pour les autres êtres spirituels et à la différence de la création temporelle, confiée aux esprits ternaires – l’Homme fait l’objet d’une double émancipation : est d’abord émancipé dans le « surcéleste »  l’ensemble des êtres spirituels constituant sa classe ; puis est émancipée dans le « céleste » une portion de cette classe, désignée sous le nom d’« Adam » ou « Réau », nom collectif ou individuel, ou plus vraisemblablement appliqué à un être unique contenant potentiellement en lui-même toute sa postérité spirituelle ; nom dont il nous est dit aussi que c’est un pseudonyme, lequel réfère à la nature ou à l’état de celui qui le porte. Car « cet homme-Dieu, dans son état de gloire, avait son nom propre attaché directement à son être spirituel ». Selon toutes les traditions avérées, tout nom est puissance. Or la puissance comme la gloire d’Adam étaient suréminentes. « Il reçut (du Créateur) le nom auguste d’homme-Dieu de la terre universelle », il fut « élu dieu de la terre ». Lui, dernier venu des êtres spirituels émanés, il fut établi au-dessus d’eux tous, et à deux fins qui au vrai n’en font qu’une : « contenir en privation » les esprits pervers, les « molester », « manifester la gloire et la justice divines contre les esprits prévaricateurs » ; mais, au bout du compte, les réconcilier. Le châtiment n’est pas pour la punition, il est pour la résipiscence. En cela, Martines est – encore comme Origène – un tenant résolu de l’apocatastase.

Adam, donc, fait à l’image et à la ressemblance divines, et placé « en aspect de la Divinité », « dans son premier état de gloire était le véritable émule du Créateur. Comme pur esprit, il lisait à découvert les pensées et opérations divines ». Le Créateur lui fit exécuter trois opérations par lesquelles il reçut la Loi, puis le Précepte, et enfin le Commandement. Ensuite Il l’abandonna à son libre arbitre. Et voilà qu’Adam prévarique, à son tour ! Séduit par les esprits pervers qui lui soufflent d’opérer « la puissance de création divine » qui est innée en lui, puisqu’il est créateur. Et il se retrouve, à son tour, captif de la prison matérielle dont il devait être le geôlier ; ou plutôt, lui qui devait travailler à réconcilier, il doit maintenant peiner à  se réconcilier. Moyennant les secours dont Dieu, à l’inlassable miséricorde, le pourvoit : l’ascèse et le culte. Et sa place, vacante au centre du surcéleste, attend qu’il revienne y trôner : « c’est dans ce saint lieu qu’il faut que la postérité mineure spirituelle d’Adam soit réintégrée ».

Reste le sort réservé à une autre catégorie d’esprits : les esprits « huiténaires » ou « octénaires ». Cette classe – deuxième dans la hiérarchie angélique – ni ne demeure dans l’immensité divine, ni n’est émancipée dans une région déterminée. Il leur est assigné d’« aller opérer la justice et la gloire (du Créateur) dans les différentes immensités sans distinction ». Ce sont en quelque sorte des  missi dominici chargés de porter secours à qui le mérite : « l’esprit doublement fort est chez toi lorsque tu le mérites et il s’éloigne de toi lorsque tu te rends indigne de son action doublement puissante ». Cette action est la réconciliation : cette classe d’esprits « aura éternellement à opérer ses facultés puissantes dans les différentes classes où sont placés les premiers et les derniers réconciliés ».

Il est donc temps de parcourir, comme eux, ces « trois immensités ». Précieuse, indispensable carte du voyageur – cette « carte routière des Elus Coens » (R. Amadou) – est la fameuse  figure universelle , autrement dénommée  tableau universel , dont il existe plusieurs représentations, les seules conformes aux sources ayant été publiées par Robert Amadou (en 1974, 1995, puis 1999) : la « figure universelle, dans laquelle toute la nature spirituelle, majeure, mineure et inférieure opère », au dire de Martines. Précieuse également la description  raisonnée qu’en donne Willermoz (et que le même Amadou publie en Préface aux  Leçons de Lyon , pp. 43-45). En voici un compendium :

L’« immensité divine » y figure pour mémoire, « ce lieu où les êtres spirituels les plus parfaits ne sauraient pénétrer, si ce n’est Dieu lui-même » – et, ajoutons, les êtres spirituels qu’il émane en permanence ; pour citer Robert Amadou : « Les pensées de Dieu sont des actes volontaires qui sont des êtres ».

Vient ensuite la « création universelle » – le cosmos -, composée des trois immensités, ou mondes, déjà citées : surcéleste, céleste et terrestre.

Le surcéleste, qui jouxte et tangente l’immensité divine, bien que « borné » au lieu que celle-ci est infinie, pourtant « en est la ressemblance » : « les mêmes facultés de puissance spirituelle se retrouvent dans l’une et l’autre immensité ». D’où – à l’image de l’immensité divine – également quatre cercles :

Au sommet, celui des esprits supérieurs dénaires (en fait, on l’a vu, « des esprits majeurs […] revêtus d’une puissance dénaire ») ; son centre étant « le type et la figure de la Divinité d’où proviennent toute émanation et toute création » ;

De part et d’autre :
Le cercle des esprits supérieurs septénaires gardiens de la Loi divine ;
Le cercle des esprits inférieurs ternaires gardiens du Précepte spirituel divin ;

Enfin, en bas :
le cercle des esprits mineurs quaternaires, où l’Homme fut en premier lieu émancipé « en aspect de Dieu » et où il sera, à terme, réintégré lorsque sa réconciliation sera parfaite.

Viennent ensuite les deux mondes ou immensités qui composent la création universelle  stricto sensu , création matérielle et temporelle, constituée de matière et soumise au temps, matière et temps qui ont débuté ensemble lors de la première prévarication, celle des esprits pervers.

La création universelle est circonscrite par une réalité mystérieuse dénommée  « l’axe feu central », qui est « tout à la fois l’enveloppe, le soutien et le centre de la création ». Il est « le principe de la vie matérielle » : il l’anime ; la vivifie. On se souvient que la matière résulte de la combinaison des trois « essences spiritueuses » : « de même que les trois essences spiritueuses sont le principe de toute corporisation,  de même l’axe feu central est celui de toute animation » (R. Amadou). Il est le principe d’individuation et de vie de tous les corps créés : « sans (lui) aucun être ne peut avoir vie et mouvement ». Et comment ? Parce qu’il est « l’organe des esprits inférieurs qui l’habitent et qui opèrent en lui sur le principe de la matière corporelle apparente ». Ces esprits inférieurs sont, on se le rappellera, les esprits ternaires, émancipés pour ce faire, qui procurent à chaque être corporel un « véhicule de feu central » ; notion précieuse et riche qui aura son répondant dans le thème du  temple : « tout est temple », écrit Martines. Ainsi, « il ne peut exister aucun corps sans qu’il y ait en lui un véhicule de feu central, sur lequel véhicule les habitants de cet axe actionnent, comme étant provenu d’eux-mêmes ». Il doit être bien clair que ces véhicules « ne sont point des êtres spirituels. Ce sont des êtres de vie passive, destinés simplement à l’entretien des formes. Les productions ou émanations des esprits de l’axe ne peuvent être que temporelles et momentanées ».

La création universelle, ainsi enveloppée de l’axe feu central vivifiant, est quant à elle composée de deux immensités ou mondes : céleste et terrestre.

Le céleste – symbolisé par le mont Sinaï – est susceptible de deux divisions entre lesquelles se répartissent les « sept cieux » : l’une ternaire, l’autre septénaire.

La division ternaire se compose :

  • Du « cercle rationnel », qui est « adhérent au surcéleste »  via l’axe feu central, sous le signe de Saturne ;
  • Du « cercle visuel », sous le signe du Soleil ;
  • Du « cercle sensible », sous les signes conjoints de Mercure, de Mars, de Jupiter, de Vénus et de la Lune.

La division septénaire, qui se superpose à la précédente, est celles des « sept cercles planétaires qui renferment les sept principaux agents de la nature universelle », qui « opèrent pour la conservation et le soutien de cet univers ». Ils sont également chargés de réprimer les « êtres spirituels malins », emprisonnés, on s’en souvient, dans l’univers matériel, lesquels « combattent les facultés des actions influétiques bonnes que les êtres planétaires spirituels bons sont chargés de répandre dans le monde entier ». Ballotté entre les uns et les autres, le mineur-homme doit choisir. – On voit comment les données de l’astrologie traditionnelle sont incorporées dans une angélologie active qui est, si l’on peut dire, une angélomachie – combats des anges bons et mauvais – elle-même ordonnée dans la perspective eschatologique d’une Histoire sainte.

Enfin, de même que les quatre cercles surcélestes reflètent l’ordonnancement de l’immensité divine, de même les quatre cercles majeurs célestes, de Saturne, du Soleil, de Mercure et de Mars, reflètent le même ordonnancement ; cependant que les trois autres cercles, de Jupiter, de Vénus et de la Lune, ou plutôt les esprits qui y sont attachés, servent à « substancier » le « corps général terrestre», ou encore « création générale » ; de cette dernière « émanent tous les aliments nécessaires à substancier le particulier », ou « création particulière », à savoir « tous les habitants des corps célestes et terrestres ». L’une et l’autre, la création générale et la création particulière sont, on l’a vu, de constitution « triangulaire » ou « ternaire », comme par conséquent le « corps de matière » de l’homme actuel, bien différent de son « corps de gloire » primitif.

Mais le plus important est ailleurs. Martines invite instamment à « ne pas considérer  ces trois cercles » – sensible, visuel et rationnel – « que matériellement ». Car en vérité ils symbolisent, par l’ascension que leur traversée représente, les étapes successives de la réconciliation des mineurs-hommes, au terme de laquelle ceux-ci seront réintégrés dans le cercle surcéleste quaternaire qui attend qu’ils en reprennent possession : « c’est dans ce saint lieu qu’il faut que la postérité mineure spirituelle d’Adam soit réintégrée ».

Car la grande, la vraie cause, la seule qui vaille, c’est la « réintégration des êtres dans leurs primitives propriétés, vertus et puissances spirituelles divines » – pour reprendre le titre du Traité. Réintégration qui exige la désintégration du corps de matière de l’homme, sa prison, afin de laisser reparaître dans tout son éclat son corps premier de gloire. Et la grande, la véritable affaire, la seule qui compte, qui est l’affaire de « la miséricorde du Père divin envers sa créature », c’est la réconciliation universelle, réalisation opérée chaque fois davantage au long de l’Histoire sainte, par le moyen des opérations que le  « Réconciliateur universel (…), le Christ »- présent et agissant durant toute cette Histoire sous l’apparence de « types » – « avait à faire chez les hommes pour la manifestation de la gloire divine, pour le salut des hommes et pour la molestation des démons. Ces trois opérations sont : la première, celle qui s’est faite pour la réconciliation d’Adam ; la seconde, pour la réconciliation du genre humain, l’an du monde 4000 » – c’est-à-dire, selon la chronologie traditionnelle, après le déluge, avec Noé ; «  et la troisième, celle qui doit paraître à la fin des temps et qui répète la première réconciliation d’Adam, en réconciliant toute sa postérité avec le Créateur ».

 

Le culte

Cette doctrine qui, on l’a noté, forme un tout et englobe tout, de Dieu jusqu’à l’homme et à l’univers matériel, n’est pas seulement, n’est pas principalement pour la  theoria , elle est pour la  praxis . Il s’agit, pour chaque mineur-homme, entré en possession de tous les arguments de la cause, d’opérer, d’abord pour son propre compte, mais aussi pour le compte de la création universelle,  cette réconciliation et cette réintégration, laquelle, conformément à l’étymologie, sera le retour à l’intégrité première, à l’unité première.

Telle est la finalité que Martines assigne à son Ordre, d’abord intitulé « Ordre des Elus Coens de Josué », puis « Ordre des Chevaliers Maçons Elus Coens de l’Univers ». Ordre maçonnique ? Ordre chevaleresque ? De pure apparence. Assurément pour des raisons d’opportunité : pour se ménager des accès dans ce monde en ébullition de chercheurs insatisfaits – du moins ceux qui cherchent autre chose que des amusements pour une curiosité frivole, et ils ne sont pas légion ; et pour présenter à leur quête un but spirituel vrai et qui leur procure, comme devait l’écrire Willermoz quand ce but lui fut révélé, « cette paix intérieure de l’âme, le plus précieux avantage de l’humanité, relativement à son être et à son principe ». Mais cette tentative d’implantation sur le champ maçonnique français fut, on le sait, un échec, tant le fond différait des apparences.

La finalité de l’Ordre, Martines l’exposait ainsi à Willermoz : « Je ne suis qu’un faible instrument dont Dieu veut bien, indigne que je suis, se servir de moi pour rappeler les hommes mes semblables à leur premier état de maçon,  qui veut dire spirituellement homme ou âme, afin de leur faire voir véritablement qu’ils sont réellement homme-Dieu, étant créés à l’image et ressemblance de cet Etre tout-puissant ». – On est bien loin de « l’aimable sociabilité » dans laquelle communiaient les loges de l’époque !

Dans le titre de l’Ordre, deux termes sont à retenir : « élus » et « coens ». « Elu » ne rappelle que superficiellement les innombrables grades d’« élus » inventés à foison alors et plus tard ; ce à quoi il réfère, c’est au phénomène spirituel de l’« élection divine », par laquelle l’Eternel choisit et met à part quelqu’un – homme ou peuple – en vue d’une mission que Lui-même lui assigne. Ce choix est souverain, gratuit, et souvent incompréhensible aux hommes, mais Dieu n’a de compte à rendre à personne. Si l’on scrute l’Histoire sainte, on constate qu’Il agit toujours ainsi : il y a un « peuple élu », Israël ; et il y a, au cours des temps, des élus, depuis Noé, en passant par les patriarches : Abraham, Isaac et Jacob ; Moïse ; les prophètes, dont Elie, et saint Jean Baptiste le Précurseur ; l’apôtre Paul, et tant d’autres. Ce n’est pas un hasard si ces noms figurent tous dans les cérémonies de l’Ordre. En vérité, Martines revendique pour celui-ci une origine aussi ancienne que l’univers, donc bien antérieure à la Maçonnerie : « Souviens-Toi, Seigneur, de cette Société que Tu as formée et possédée dès le commencement », dit une invocation.

L’autre terme essentiel est « coen », qui veut dire prêtre. De quel culte ? Certes le mot est hébreu ; mais un Coen n’est pas un  Cohen , les Coens ne sont pas des  Cohanim, ces prêtres du culte mosaïque célébré au Temple de Jérusalem et qui a disparu en même temps que le Temple pour être remplacé par les cérémonies synagogales. Or, si l’on en croit l’Evangile – et les Coens croient à l’Evangile – cette disparition est définitive. Le culte que célèbrent les Coens est tout autre : c’est « le culte primitif confié par l’Eternel à Adam et perpétué par les mineurs élus jusqu’à nos jours dans l’Ordre des Coens, qui s’identifie avec l’Ordre des Elus de l’Eternel ou au Haut et Saint Ordre dont parle Jean-Baptiste Willermoz dans les  Instructions qui n’ont plus de  secrètes que le nom » (Laurent Morlet) : « le vrai culte cérémonial a été enseigné à Adam après sa chute par l’Ange réconciliateur, il a été opéré saintement par son fils Abel en sa présence, rétabli par Enoch qui forma de nouveaux disciples, oublié ensuite par toute la terre et restauré par Noé et ses enfants, renouvelé ensuite par Moïse, David, Salomon et Zorobabel, et enfin perfectionné par le Christ au milieu de ses douze apôtres dans la Cène » (99e leçon de Lyon). – Comme on voit, Salomon et Zorobabel, figures bien connues des Maçons, sont insérés là dans une perspective radicalement autre.

En vérité, « l’Ordre est sacerdotal » (R. Amadou). Sa raison d’être est d’opérer ce culte primitivement confié à l’Homme, et qui ne lui a pas été retiré ; simplement, ses modalités, notamment cérémonielles, ont changé. Ce culte actuellement est « quatriple » ou quadruple : de sanctification, correspondant à la Pensée divine, ou au Père ; de réconciliation, correspondant à la Volonté divine, ou au Verbe ; de purification, correspondant à l’Action divine, ou au Saint-Esprit ; d’expiation, correspondant à l’Opération divine, ou à l’Homme. Mais « l’Homme dans son premier état n’avait à opérer pour lui qu’un culte de sanctification et de louange. Il était l’agent par lequel les esprits qu’il devait ramener » – les esprits pervers, prévaricateurs – « devaient opérer les trois autres. Etant tombé, il faut qu’il les opère pour lui-même ».

L’Ordre étant sacerdotal, les réceptions à ses divers grades ne sont pas des « initiations », à la différence de ce qui se trouve dans les Systèmes maçonniques, mais des « ordinations ». Chacune de ces ordinations imprime, nous explique Serge Caillet, sur celui qui la reçoit, « un sceau spirituel, marque caractéristique de l’élection divine, qui fait du Coen un prêtre de ce culte originel ». Et ce sont les esprits qui, selon leur classe – esprits dénaires, huiténaires, septénaires, en correspondance respectivement, on s’en souvient, au Père, au Fils et au Saint-Esprit – qui confèrent au récipiendaire la réalité de son ordination. Par eux, celui-ci est mis en jonction, on peut même dire en communion, avec l’Elu de l’Eternel, patriarche ou prophète, qui préside à la classe où lui-même est admis, c’est de cet Elu « qu’il reçoit le nom, l’influx spirituel, le sceau de son élection propre » (Laurent Morlet). Les élections successivement reçues au sein de l’Ordre sont placées chacune sous le patronage actif et efficace d’un de ces Elus de l’Eternel : Adam, Abraham, Moïse, Zorobabel, Jésus-Christ… Cet Elu avec qui l’Elu Coen est conjoint coopérera désormais sympathiquement avec lui dans ses opérations cérémonielles, dès lors que celles-ci remplissent les conditions exigeantes auxquelles elles sont soumises ; mais toujours par l’intermédiaire ou l’intercession des esprits – des anges – véhicules des influx ou énergies divines.

D’où les « passes », aussi fameuses qu’incomprises. Ces « glyphes lumineux » ne sont en rien le but des cérémonies coens, contrairement à ce que l’ignorance a cru et propagé. La visée de ces cérémonies transperce le plan phénoménal, elle porte bien au delà : le plan de l’être même de l’homme. Les « passes » sont des manifestations sensibles qui vérifient que cet « homme de désir » désire justement, en esprit et en vérité, et cela en lui témoignant des marques de la faveur divine. Cette faveur divine est une manifestation de la grâce divine ; elle est donc gratuite et inconditionnée, comme toute grâce.

La réalité divine agissante et bienfaisante qui s’épiphanise ainsi, Martines, et ses disciples après lui, l’appellent mystérieusement « la Chose ». Qu’est-ce que la Chose ? On a beaucoup glosé là-dessus, et beaucoup erré. Selon Robert Amadou, interprète autorisé, « la Chose n’est pas la personne de Jésus-Christ (…), la Chose n’est pas Jésus-Christ, c’est la  présence de Jésus-Christ », comme la  Shekinah était la présence de Dieu dans le Saint des Saints. Ce que l’on n’a guère remarqué, et que signale Laurent Morlet, c’est que le terme hébreu pour dire « chose » est DaBaR, lequel signifie premièrement « parole » ou « verbe », secondement « chose », et troisièmement « cause ». Il appert donc que la Chose n’est autre que le Verbe Créateur, ce Verbe que les Instructions coens qualifient par ailleurs de Médiateur, bref le Christ Jésus. Ce n’est certes pas pour rien que l’Ordre était primitivement l’Ordre des Elus Coens de Josué : en hébreu, Josué et Jésus, c’est tout un.

Pour un lecteur de saint Paul, le Christ est « force de Dieu et  sagesse de Dieu » (1 Corinthiens 1 ; 24) ; pour un lecteur de saint Irénée, c’est le Saint-Esprit qui est sagesse de Dieu ( cf. Adversus Haereses, en particulier au livre IV). Mais il n’y a là nulle contradiction : le Fils et l’Esprit sont du Père et ont en partage tout ce qui est au Père et du Père. Ce qui est en « cause », ce qui entre en jeu, c’est la Sophia, cette Sagesse incréée qui révèle d’Elle-même : « J’ai été établie dès l’éternité et dès le commencement, avant que la terre fût créée» ; ajoutant : lorsque l’Eternel posa les fondements de l’abîme et forma le monde, la terre, les cieux, les fleuves… « j’étais avec Lui et je réglais tout, j’étais chaque jour dans les délices, me jouant sans cesse devant Lui, me jouant dans le monde : et mes délices sont d’être avec les enfants des hommes » (Proverbes 8 ; 23 à 31, traduction Lemaistre de Sacy). Cette même Sagesse qui « est la vapeur de la vertu de Dieu et l’effusion toute pure de la clarté du Tout-Puissant, (…) l’éclat de la lumière éternelle, le miroir sans tache de la majesté de Dieu et l’image de sa bonté », Elle qui « forme les amis de Dieu et les prophètes » (Sagesse 7 ;25 à 27, même traduction). Cette Sagesse, enfin, que chante la Grande Antienne du « premier Nom divin », la semaine précédant Noël, en combinant un verset de l’Ecclésiastique (24 ; 3) et un verset du Livre de la Sagesse (8 ; 1)  : « O Sagesse, Toi qui es sortie de la bouche du Très-Haut, qui atteins avec force depuis une extrémité jusqu’à l’autre et qui disposes tout avec douceur ».

Aussi le Coen est-il « un partisan de la véritable Sagesse », comme le proclame Martines, qui affirme sans ambages que cette même Sagesse lui a « dicté » « la science (qu’il) professe ». La Sophia préside à l’Ordre et à toutes ses œuvres, raison pourquoi elles sont, comme on l’a dit, théosophie, anthroposophie, cosmosophie, chronosophie et liturgie sophianique.

Pour en revenir aux « passes », elles ont une autre utilité : ce sont des signaux, et même des signatures, des esprits qui « actionnent » en coopération avec le célébrant. Celui-ci est muni d’un recueil de 2400 tracés et d’autant de noms (en hébreu) d’anges – mis au jour par Robert Amadou et publié par lui sous le titre judicieusement choisi d’ Angéliques – tracés permettant d’identifier quels anges sont à l’œuvre. Bref, le cérémonial coen est, sous le signe de la Sophia, une véritable liturgie concélébrée par des anges et des hommes.

Comme la liturgie ecclésiale ? Oui et non. Oui pour la concélébration (affirmée dans le Canon eucharistique de tous les rites chrétiens), non pour la nature du sacerdoce qui opère. Dans la liturgie de l’Eglise chrétienne – de toute Eglise chrétienne apostolique – agit le sacerdoce de Celui qui est « prêtre pour l’éternité selon l’ordre de Melchisédech » : le Christ ; dans la liturgie coën, agit le sacerdoce cosmique primitif dont fut doté l’Homme premier en tant que roi, prêtre et prophète de l’univers. C’est au culte primitif tendant à la réconciliation de l’homme et de la création – de l’homme avec Dieu, de l’homme avec la création, et de la création avec Dieu – qu’est voué le Coen. Et, pour ce faire, le Réau-Croix, identifié à la fois au premier Adam, déchu, et au Christ, nouvel Adam, Rédempteur et Réparateur universel, récapitule en lui-même et travers lui-même l’étape de la chute et de la « privation », celle du repentir et de la pénitence, celle enfin de la réconciliation et de la réintégration. Le culte coen ne concurrence donc pas le culte ecclésial, il ne se substitue pas à lui, il ne le surpasse pas : il le suppose et il concorde avec lui. Raison pourquoi les Coens doivent, d’obligation, pratiquer les cérémonies et recevoir les sacrements de l’Eglise.

Ils doivent plus. De même que les prêtres de l’Eglise, outre les cérémonies du culte, doivent nécessairement s’adonner à la prière personnelle, spontanée mais aussi régulière au sens propre, c’est-à-dire rythmée par une règle (offices des « heures » monastiques ou canoniales, lecture du bréviaire et des Saintes Ecritures), de même ces prêtres d’une nature particulière que sont les Coens sont astreints à des prières de six heures en six heures calquées sur ces mêmes offices (moyennant adaptations), sans compter différents autres offices à célébrer en fonction du calendrier (jours de la semaine, phases de la lune, saisons…) Ils sont en outre astreints à des prescriptions alimentaires (jeûnes) et à une véritable ascèse morale et mentale.

En résumé, le Coen est un prêtre et la règle de vie coen une ascèse. Et la doctrine coen, qu’on peut sans abus nommer une théosophie et une anthroposophie, est ordonnée à cela : mettre le Coen, dans son état accompli qui est celui de Réau-Croix, en pleine capacité d’opérer à la réconciliation universelle. On est bien au-delà, bien au-dessus de la Maçonnerie ordinaire, que Martines qualifiait, on saisit pourquoi, d’« apocryphe » :  « rassembler ce qui est épars », c’est réunir ce que la chute a brisé, réunifier ce qu’elle a dispersé, réconcilier tout, réintégrer dans le Tout. Immense et exigeant programme, qui tenta peu d’adeptes, mais de quelle qualité !

 

L’héritage

Les destinées, apparemment peu fructueuses, de l’Ordre des Elus Coens sont décrites ailleurs : peu de membres, une sorte d’ostracisme officiel ; et pourtant il ne cessa d’intriguer et d’exciter la curiosité, comme à l’occasion du Convent des  Philalèthes (1785 et 1787). Significatif aussi est l’intérêt que lui porta durablement, quoique par éclipses, Bacon de la Chevalerie, Maçon pourtant plus intrigant que mystique, que Martines avait nommé son Substitut universel mais qui « avait une âme de traître » (Robert Amadou  dixit ). Willermoz qui, de l’avis unanime, était le véritable conservateur de l’Ordre, était assailli de demandes indiscrètes, sans pouvoir les écarter toutes.

C’est qu’en vérité Willermoz parvint à préserver pour un temps l’héritage du maître qu’il s’était donné et auquel il resta fidèle jusqu’à sa mort, même si ce fut d’une manière toute différente de celle de Martines et que ce dernier eût sûrement désapprouvée. Convaincu à juste titre que son Système, à dire vrai crypto-maçonnique plutôt que maçonnique, était, tel quel, voué à l’échec, il le mit à l’abri au sein et au cœur du Système mixte, à la fois maçonnique et chevaleresque, que lui-même élabora : le Régime Ecossais Rectifié. L’Ordre des Elus Coens de l’Univers n’est pas à l’intérieur du Régime Ecossais Rectifié, il n’en fait pas partie ; mais il est en son cœur, et même il en est « le cœur » (Robert Amadou). Le Régime le protège comme un « conservatoire » (R. Amadou) ou un reposoir. Il enseigne la même doctrine, la même « science de l’homme », sans du tout pratiquer de cérémonial liturgique, ni même en parler, sauf, à mots couverts, aux Grands Profès. Comme l’écrit Robert Amadou : « Le Régime Ecossais Rectifié ne vit que par la doctrine de la réintégration et pour la réintégration, comme l’Ordre des Elus Coens. Ici et là, diffère le  modus operandi ». Et encore : « La doctrine de ce Régime est la réintégration coen laïcisée, je veux dire réduite, et les membres du Régime réduits, à l’état laïc ». Autrement dit : dans le Régime, des Maçons et des Chevaliers, mais pas de prêtres autres que ceux de l’Eglise. Si de ces prêtres du sacerdoce primitif que sont les Coens sont présents dans le Régime, ils n’y sont pas ès-qualités, ils sont inconnus.

On ne dira jamais assez l’importance de cette création de Willermoz, sous-estimée gravement par les autres disciples marquants de Martines, savoir Louis-Claude de Saint-Martin et Jean-Jacques du Roy d’Hauterive, les deux répétiteurs, avec Willermoz lui-même, des indispensables  Leçons de Lyon (cf. l’entrée Martines) . Tous deux se replient sur eux-mêmes : Hauterive sur son petit groupe de Toulouse, qui « dé-maçonnise » les cérémonies coens pour les désencombrer et les réduire à l’alchimie spirituelle la plus pure ; Saint-Martin sur son for intérieur, d’une richesse il est vrai exceptionnelle, et où la prière prend le pas, comme méthode de réalisation spirituelle, sur toutes les formes cérémonielles. Déjà, alors qu’il côtoyait Martines, il avait contre elles une certaine prévention. On connaît sa fameuse interrogation au maître : « Faut-il vraiment tant de formes pour prier Dieu ? » ; on connaît moins la réponse, faite pour donner à penser : « Il faut se contenter de ce qu’on a ». Néanmoins Saint-Martin demeura toute sa vie convaincu de la vérité de la doctrine martinésienne, qu’il ne cessa d’approfondir de son chef, même après sa découverte, à partir de 1788, de Jacob Boehme, qui lui en apprit tant sur la Sophia : son travail fut alors de « marier », comme il disait, ses deux maîtres. Cette doctrine, il s’en fit le propagateur efficace, non seulement comme co-rédacteur, en tant que secrétaire, du  Traité sur la Réintégration , ainsi que de quantité de documents, rituels et instructions, nécessaires à la vie de l’Ordre ; non seulement comme didascale autorisé, en privé à l’occasion des Leçons de Lyon (1774-1776), et en public comme auteur, voilé sous l’appellation intrigante de  Philosophe Inconnu , de ces exposés doctrinaux que furent  Des erreurs et de la vérité (1775) et le  Tableau naturel des rapports qui existent entre Dieu, l’homme et l’univers (1782), mais aussi et surtout parce que sa pensée est, dans son fond,  le reflet de celle de Martines, reflet fidèle mais diffracté par sa personnalité propre, et par conséquent empreint d’un mysticisme actif et lyrique où la part de la théurgie tend grandement à se réduire. Et la profondeur, la richesse et la beauté de cette pensée sont telles, sans parler de la ductilité de sa langue qui la rend apte à réussir dans tous les registres : traités et exposés synthétiques, sentences morales, stances lyriques ou épiques, introspection, analyses politico-religieuses, que son œuvre vibrante et vivante est un des meilleurs véhicules qui soient pour la perpétuation de la doctrine.

C’est donc par Willermoz, ou par Saint-Martin, ou par leur influence conjointe, que se sont perpétuées jusqu’à nos jours, et la doctrine de la réintégration, et les pratiques qui ont en vue cette dernière. C’est par exemple par référence à Saint-Martin qu’en Russie – où Novikov le traduisit – furent qualifiées « martinistes » les loges « rectifiées » conformément aux décisions du Convent de Wilhelmsbad prises à l’instigation de Willermoz ; et ce n’était pas un non-sens, puisque sur ces loges étaient souchés des chapitres « martinistes ».

C’est par le truchement de Saint-Martin que les conceptions martinésiennes rencontrèrent un écho certain auprès des écrivains romantiques français : Chateaubriand (sur qui, à vrai dire, elles firent peu d’impression), surtout Ballanche, mais aussi Balzac (qui « maria » Saint-Martin à Swedenborg), Nerval…; et allemands : Schelling, Werner, les frères Schlegel…A citer en marge Mercier, auteur, dans les  Tableaux de Paris (1783), du premier reportage sur les « martinistes », Mme de Staël avec son  De l’Allemagne (1813), puis – plutôt pour l’effet de mode littéraire – Cazotte, Nodier, George Sand, Alexandre Dumas. Et, tout à fait à part, Joseph de Maistre qui, tout catholique romain et papiste qu’il était, présenta dans ses  Soirées de Saint-Pétersbourg (1821), sous couvert d’une controverse pour et contre l’« illuminisme », une assez belle défense et illustration des idées martinésiennes, qu’il n’abjura jamais, au point même que, Jean-Marc Vivenza vient de le prouver récemment, en pleine tourmente révolutionnaire, il procédait régulièrement aux « opérations » de l’Ordre aux moments calendaires propices.

C’est enfin par la redécouverte, au bout d’une assez longue éclipse, des œuvres de Saint-Martin par Papus que ces mêmes idées – passablement contaminées par l’occultisme du XIXe siècle, surtout celui d’Eliphas Lévi – reparurent au jour sur la scène initiatique avec l’Ordre martiniste fondé par lui.

Et c’est enfin par l’action de quelques Chevaliers de la Cité Sainte qui étaient en même temps martinistes, entre autres Georges Bogé de Lagrèze et Robert Ambelain, que fut opérée la « résurgence », en réalité recréation  ex nihilo , de l’actuel « Ordre des Elus Cohens de l’Univers » ; d’où une diffusion internationale, par l’entremise des divers Ordres martinistes issus directement ou indirectement de Papus.

Quoi qu’il en soi de ces dérivations plus ou moins fidèles à la source originelle, il est certain que ce qu’on appelle globalement « le martinisme », s’il a perdu l’aura littéraire qui était la sienne au XIXe siècle, intéresse toujours, et même de plus en plus, le monde initiatique, et cela bien au-delà des cercles ou Ordres officiellement estampillés « martinistes ». En particulier, la Franc-Maçonnerie s’ouvre de plus en plus largement, y compris dans les milieux réputés peu enclins au spiritualisme, aux idées de Saint-Martin et de Martines de Pasqually, au point de contre-balancer les théories de René Guénon, celles-ci ressenties comme desséchantes car exclusivement métaphysiques, au contraire de celles-là dont le « mysticisme » paraît répondre davantage à l’attente des hommes de maintenant. Les pratiques cérémonielles coens elles-mêmes semblent connaître un regain de faveur dans un nombre non négligeable de cercles discrets.

Tant il est vrai que l’homme, plus que jamais inquiet de ses destinées, et ne trouvant plus dans la croyance à un « progrès » constamment démenti par les faits de quoi apaiser son insatisfaction, porte plus loin ses regards, en avant comme en arrière. La doctrine de la réintégration qui lui est présentée par les héritiers de Martines de Pasqually n’est pas seulement « consolante », comme le notait déjà en son temps Willermoz, elle est de nature à exalter chez cet homme, si c’est un « homme de désir », la vertu –  virtus – qui est ce qui fait de l’homme un homme –  vir – si du moins il en a la ferme volonté et ensuite qu’il passe à l’acte ; car on n’ est pas véritablement homme, on le  devient , ou plutôt on le  redevient . Et elle le rend alors capable de tous les efforts pour coopérer, par tous ses moyens et par tous ceux qui lui sont donnés par surcroît, à sa réconciliation et à celle de la création, à sa réintégration et à celle de l’univers, à la restauration de l’unité avec et en Dieu.

N.B. Les citations sont, sauf mention contraire, extraites du  Traité sur la Réintégration.

 

Bibliographie sommaire

Se reporter  pour la bibliographie à l’article Martines de Pasqually

pour les textes fondamentaux :
le  Traité sur ( ou  de) la Réintégration
les  Leçons de Lyon
les  Instructions secrètes aux Grands Profès ;

pour les études, il convient d’ajouter  à celles mentionnées :
Martinisme par Robert Amadou (dans la série  Documents martinistes, 2e éd. Les Auberts, Institut Eléazar, 1993).
Introduction à Martines de Pasqually (Institut Eléazar), par Robert Amadou  (réunion d’une suite d’articles parus dans la revue  L’Initiation en 1969).
Cours de Martinisme, Introduction au Martinésisme (Institut Eléazar,  1990- 1992, 13 tomes parus) par Serge Caillet.
Accès de l’Esotérisme occidental par Antoine Faivre (2e édition revue et augmentée, Paris, NRF Gallimard, 1996), tome I, pp. 178-198 :  Le Temple de Jérusalem dans la théosophie maçonnique au XVIIIe siècle .

La notion de Temps au RER selon l’ouverture et la fermeture des travaux au 1er grade

Par Roland Bermann, CBCS

 

Nos rituels n’ont de sens qu’en tant que maillons d’une longue chaîne initiatique sans véritable commencement et qui tiendrait plus d’une hiérohistoire que de l’histoire. Ils n’ont de sens qu’en tant que rameaux de ce que l’on nomme la « Tradition primordiale » au sens que René Guénon donne à cette expression. Nous leur dénierions toute valeur traditionnelle, et par là même toute réalité, si nous pensions, ne fut-ce qu’un instant, que leur structure, les mots, expressions et symboles qui y figurent y sont par quelque hasard ou pour quelque raison légère. Tous ont leur raison d’être, à l’endroit même où ils sont exposés, même si cela ne semble pas toujours évident dès l’abord. On peut, je pense, appliquer à nos rituels, quel que soit le rite pratiqué, ce qu’écrivait Paul Valéry : “Il dépend de celui qui passe que je parle ou me taise, que je sois tombe ou trésor.”

Si cela se peut vérifier dans tous les Rites, c’est d’une rare évidence dans la structure du RER où la méthode utilisée par les rédacteurs des rituels est telle que dès le 1er grade, de la Chambre de Préparation à la Clôture des Travaux, tout ou presque des quatre grades symboliques est suggéré au cherchant sincère qui fera l’effort de décrypter, d’assimiler et de vivre nos symboles. Il suffit pour cela qu’il en ait le désir, un terme qu’emploi souvent notre Rite Rectifié en nous parlant de l’homme de désir. N’oublions pas que cette expression est à prendre dans son sens ancien dérivé de desiderium : désir de quelque chose que l’on a eu, connu et qui fait défaut. En quelque sorte, la quête de cette étoile dont il sera question à un autre grade. Cette expression nous vient en droite ligne des thèses de Martinez de Pasqually sur la Réintégration des Etres, toujours en filigrane dans nos rituels. Chaque élément, donc, du Rituel se trouve avoir de nombreuses implications, se trouve intimement relié à d’autres et contribue à la démarche initiatique en tant que voie de connaissance et non pas de savoir.

Ce préambule pourrait être illustré en examinant chacun des symboles mis en œuvre, et cela a souvent été fait. Je voudrai tenter de le faire ici à partir d’une structure particulière du Rituel d’ouverture et de clôture des Travaux au 1° grade, structure à laquelle en général on ne prête plus guère attention pour avoir trop souvent entendu les phrases qui la mettent en œuvre, et c’est là un phénomène d’accoutumance bien regrettable alors que le VøMø exhortera plusieurs fois les FFø en leur disant “Ayez attention, mes FFø Il s’agit du découpage symbolique du temps, tel qu’il est énoncé et caractérisé à sept reprises.

Ce découpage est, à ma connaissance, une particularité du Rite Ecossais Rectifié. Tous ne le connaissant pas, il faut en indiquer brièvement les séquences telles quelles figurent dans le rituel On trouve quelque chose de similaire dans les rituels des Chevaliers Maçons Elus Coëns de l’Univers antérieurs aux Rituel RER et qui ont par l’intermédiaire deJ.-B. Willermoz vraisemblablement inspiré nos textes. On trouve dans ces rituels (Mns 5921 du fonds Willermoz) une présentation du temps beaucoup plus complexe faisant intervenir le nombre 3 omniprésent chez Martinez de Pasqually. Il y est dit dan l’Instruction :
Nommez-moi en maçon les 24 heures de jour en commençant par six heures du matin.
A 6 h il est midi          A 7 h midi vers 1/3          A 8 h midi et 1/3
A 9 h midi vers 2/3     A 10 h midi et 2/3           A 11 h midi vers le plein
A 12 h midi plein        A 13 h midi plein vers 1/3  Etc.
:

Avant l’ouverture proprement dite, alors que tous les FFø sont à leur place et ont salué le VøMø encore silencieux, le Premier Surveillant annonce :

– “La lumière commence à se répandre sur nos travaux, soyons près à les continuer dès que nous en recevrons l’ordre et le pouvoir du VøMø
Pendant le déroulement de l’Ouverture, par trois fois le VøMø posera la question :

“Quelle heure est-il ?”

les surveillants répondront successivement :

– “C’est la douzième heure” « la douzième heure » renvoie à la manière d’indiquer l’heure au XVIIIème siècle. Dictionnaire de l’Académie (Ed. 1798) :  » On divise en deux les vingt-quatre heures du jour, et chaque division est de douze heures ; l’une depuis minuit jusqu’à midi, l’autre depuis midi jusqu’à minuit « . La « douzième heure » est donc la douzième après minuit selon le temps profane qui prévaut hors du Temple.
Les connaissances les plus reculées que nous ayons du partage du temps de la journée (nos 24h) font état de 12 heures, que ce soit en occident, au moyen orient ou en Chine. Ce 12ème s’appelait Kaspar à Babylone. C’était un partage empirique en ce sens qu’il n’y avait pas d’instrument précis de mesure du temps.
Les Romains divisaient la nuit en 12 ainsi que la journée (origine de nos 24h). Mais ces douzièmes variaient du simple au double selon la saison. De là l’habitude de désigner différents moments de la journée et de la nuit : matin, matinée, milieu du jour (meri diem) après-midi, soirée, tombée de la nuit, première torche, nuit pleine, lever du jour, chant du coq… Quand on put mesurer le temps avec des instruments indépendants des saisons, on conserva l’habitude du partage en 12 heures pour la journée et 12 heures pour la nuit. Il fallait alors préciser par exemple : il est 2h du matin ou 2 heures de l’après-midi. Nous avons encore cette forme anglo-saxonne AM ou PM (ante meridiem ou post meridiem). Les cadrans des horloges, pendules et montres sont partagées en 12 parties. Les 24 heures, désignées comme telles, datent des chemins de fer pour éviter la confusion  entre l’heure du jour et l’heure de la nuit. Mais nos cadrans sont toujours partagés en 12 parties. Il reste encore aujourd’hui la tradition monastique pour partager le temps comme les romains et pour indiquer les heures des prières par des noms spécifiques : matines, laudes, tierce, nones, vêpres, vigiles,…

– “Il est midi”
– “Il est midi plein” Dans la nouvelle version des rituels des premiers grades du REAA publiée en 2003, la GLNF a remplacé minuit par minuit plein.

Puis, lors de la clôture, à nouveau par trois fois, le VøMø reposera la question :

“Quelle heure est-il ?”

les surveillants répondront alors successivement :
– “Il est minuit”

– “Il est minuit plein”

– “Il est telle heure” en donnant ce que le rituel nomme “l’heure de convention humaine”

Le RER distingue ainsi trois Midi différents, puisque la 12ème heure selon l’ancien comput correspond à midi, tout comme il distingue deux Minuit.

Vu de l’extérieur, voici une bien étrange façon de mesurer l’écoulement du temps. Sur un plan purement logique, énoncer 12ème heure, midi et midi plein, puis encore minuit et minuit plein revient à dire chaque fois exactement la même chose. Il y aurait donc, vu sous cette apparence logique toute extérieure, redondance. Or rien, absolument rien, n’est superflu dans un rituel. Nous devons chaque fois faire un effort pour comprendre le pourquoi ; et cet effort est exigé pour que nous quittions notre mode habituel de pensée, de connaissance intellective, pour celui de la connaissance directe. Au lieu de procéder comme on nous l’a inculqué dans la vie profane par déduction, il nous faut procéder par induction. En fait, il convient de cesser de privilégier la démarche analytique fort différente de la démarche traditionnelle globale et synthétique. La voie traditionnelle, usant du symbole, prend en compte les rapports les plus ténus, les solidarités, les analogies entre les choses et les êtres.

Une première remarque serait de dire que les Travaux s’ouvrent à midi, au moment où la lumière solaire est dans son plein et se poursuivent jusqu’à ce qu’elle ait totalement disparu, moment où l’on éteindrait les 9 lumières d’Ordre. On travaillerait alors pendant la phase descendante du soleil. Effectivement, dans la séquence précédant immédiatement l’ouverture réelle de la Loge, donc avant le prononcé du “midi plein”, il est dit : “…comme le soleil commence son cours à l’Orient et répand sa lumière dans le monde, de même le VøMø se place à l’Orient pour mettre les FFø à l’ouvrage et éclairer la Loge de ses lumières.” Cette phrase est en rapport direct avec celle prononcée juste après l’entrée en Loge, dès que les saluts ont été échangés (La lumière commence à se répandre…) Mais ce n’est là qu’une analogie, une image, et la mise en regard de ces deux phrases le prouve. Ces deux déclarations sont faites alors que nous nous situons encore dans “dans le temps de convention humaine”, ce qui rend le rapprochement à la position du soleil fournissant une lumière maximum parfaitement cohérent.

Cette analogie avec la course du soleil n’a donc de valeur qu’avant l’ouverture des Travaux et après leur clôture. Elle serait globalement vraie si, la Loge étant ouverte, nous faisions référence au temps profane. Mais le propre de l’ouverture des travaux n’est-il pas de changer d’espace et de temps ? Ne sommes-nous pas alors dans un « temps immobile » s’étendant jusqu’à la clôture des travaux ? C’est particulièrement vrai au RER, puisque le 2ème Surveillant, lorsque la loge est fermée, donne l’heure profane si parfaitement nommée par le Rituel “heure de convention humaine”. Cela se trouve d’ailleurs précisé dans la clôture de l’Instruction par demandes et réponses où il est dit Si aujourd’hui nous ne pratiquons qu’un seul type de Tenue, au XVIII° siècle, selon le Code des Loges Réunies et Rectifiées de France de 1785, on pratiquait 4 types de travaux : Les Loges de cérémonies, les Loges d’Instruction, les Loges de Comité, les Loges de Banquet. : “Mes FFø, le temps fuit et s’efface à nos yeux, mais il est toujours en présence du Grand Architecte de l’Univers.” Nous serions, de l’ouverture à la clôture, dans un temps fixe analogue à celui mentionné en Josué 10,13 : “Et le soleil s’arrêta et la lune se tint immobile.”. Le soleil d’ailleurs s’arrête sur Gabaon, ce qui doit nous évoquer certaines choses. Placés entre deux invocations au GøAøDøL’Uø, le déroulement de nos Travaux est tel qu’il répond au Psaume 84,10 “Un jour dans tes parvis en vaut mille” et à Isaïe . 5,27 : “nul ne sommeille, nul ne dort”.

Ce “temps immobile” est pourvu de qualités et n’est pas statique. Il a une caractéristique dynamique et créatrice, puisque c’est en lui, en sa présence, que s’effectue le travail véritablement initiatique. Il est seulement d’une autre nature. Il est une figuration d’un éternel présent dont on ne saurait dire qu’il a été ou qu’il sera, car il se recrée en permanence ; du moins pour autant qu’il soit en notre vouloir et en notre pouvoir de le faire se réaliser entre ouverture et clôture par notre attention, notre disponibilité, notre présence réelle. En ce “temps initiatique”, le passé doit s’actualiser et constituer un terreau générateur de la réalité du présent dont doivent être évacués des devenirs chimériques ou utopiques Nicolas de Cuse écrivait dans De visione Dei X que le passé et le futur se rencontrent dans le présent. . Rappelons cette précision apportée par René Guénon : celui qui ne peut sortir de la succession temporelle est incapable de la moindre conception d’ordre métaphysique La Métaphysique orientale, Editions Traditionnelles, Paris 1976, p. 18 . Nous devons effectivement nous situer dans un “temps sacré” puisque le temps profane, tout comme l’espace d’ailleurs, n’est jamais qu’une des conditions de l’existence corporelle, d’un mode particulier d’un état spécifique de l’être. Or que cherchons-nous dans notre démarche, ainsi qu’il appert au 3° grade, mais qui est déjà indiqué au rectifié dès la Chambre de préparation par la maxime : “Tu viens te soumettre à la mort. La vie était souillée, mais la mort a réparé la vie”, si ce n’est un autre “état de l’être” ? Il s’ensuit que le temps profane ne saurait être cause de rien dans une perspective métaphysique. Il n’est que le lieu de la manifestation d’un ensemble de possibles contingents. En le fixant dans une immatérialité, on valorise sa composante verticale, sa source non-humaine, ouvrant la voie à ce que René Guénon nomme la “Possibilité universelle”. Voir Le symbolisme de la croix chap. I, XIX, XXIV, XXVII, XXX ; Les états multiples de l’être chap. I, II, VII, XII, XVIII et Mélanges chap. VII

L’imprégnation dans cet “éternel présent” doit devenir en quelque sorte un carpe diem métaphysique. On peut, en quelque façon, lui appliquer cette expression De C. G. Jung dans son Commentaire sur le secret de la fleur d’or (Albin Michel, 1994, p 114) où il expose en partie sa théorie de la synchronicité :

On dirait en effet que le temps est rien moins qu’une abstraction, mais bien plutôt un continuum concret renfermant des qualités ou des conditions fondamentales qui peuvent se manifester dans une relative simultanéité en différents endroits, selon un parallélisme dénué d’explications causales.

Nous ne pouvons donc valablement considérer ces expressions midi plein et minuit plein comme ayant un rapport avec la course apparente du soleil et avec la lumière matérielle. Nous devons bien plutôt nous souvenir que, traditionnellement, le soleil est un symbole de la connaissance directe, c’est-à-dire de la connaissance intuitive. C’est une connaissance qui enflamme le cœur de l’être, une connaissance qui brûle. C’est un symbole de l’illumination, et ses rayons figurent les influences célestes ou spirituelles. Proclus (Hymne au soleil) nous en dit : “Tu remplis tout d’une providence à même de réveiller l’intelligence.” S’appuyant sur cette phrase, René Guénon, dans Symboles fondamentaux de la Science Sacrée, définit cette forme d’intelligence comme : “l’intelligence pure, au sens universel et non de la raison qui n’en est qu’un simple reflet dans l’ordre individuel, et qui est rapporté au cerveau, celui-ci étant alors par rapport au cœur, dans l’être humain, l’analogue de ce que la lune est par rapport au soleil dans le monde.”

Toutefois, il semble difficile de dissocier le symbolisme du midi plein et du minuit plein de celui des deux solstices, midi et minuit de l’année. Ces deux solstices, sur lesquels nous ne pouvons nous appesantir ici sans nous écarter du cadre de notre réflexion, constituent bien réellement une double représentation du « temps immobile » Des pratiquants du REAA ne manqueraient pas de faire un rapprochement avec le Janus Bifrons, chez les romains dieu de l’Initiation et des corporations, symbolisant entre autres les 3 temps : présent, passé, futur. Midi correspondrait alors au solstice d’été ouvrant la voie descendante (Janua Inferni – St jean le Baptiste – la porte des hommes, la porte de la voie infernale au sens antique du terme) et minuit au solstice d’hiver ouvrant la voie ascendante (Janua Coeli – St Jean l’Evangéliste – la porte des dieux, la porte de la voie céleste), chacun d’eux marquant tout à la fois la fin d’un cycle, le début d’un autre et l’espace entre les deux portes qui, compris dans son sens élevé, figure l’éternel présent ou troisième visage de Janus, son visage axial Cf. René Guénon, Symboles Fondamentaux de la Science sacrée, chapitre XVIII et XXXVII . Nous entrerions ainsi par une “porte” à midi et sortirions par une autre “porte” à minuit pour nous retrouver dans le siècle et y œuvrer. Pour un Maçon Rectifié, ce rapport solsticial aux deux St jean se met d’évidence en relation avec Jean 3,30 : “Il faut qu’il croisse, et que je diminue” en se souvenant que le Christ est communément appelé “Soleil de Justice” Mais plus précisément encore, en rapport direct avec la voie particulière du RER, les écrits patristiques utilisent souvent l’emblème du soleil pour figurer le Christ. Il y est dit être le Sol Invictus, le Soleil de Justice, soleil spirituel ou cœur du monde. L’iconographie le représente comme un soleil entouré de 12 rayons figurant les douze apôtres.

 

L’Instruction par Demandes et Réponses du Grade apporte des précisions de structure :
D. :Combien y a-t-il d’intervalles dans le jour maçonnique ?
R. : Il y en quatre qui sont depuis six heures du matin où commence la journée jusqu’à midi ; depuis midi jusqu’à six heures du soir ; depuis six heures du soir jusqu’à minuit ; et depuis minuit jusqu’à six heures du matin.
D. : Comment désigne-t-on ces quatre intervalles dans la Loge ?
R. : Par midi et midi plein en commençant le travail, et par minuit et minuit plein en le finissant.
D. : Combien comprenez-vous d’heures dans chaque intervalle ?
R : Il y a six heures et un temps, en similitude aux six années qui furent employées pour la construction du Temple, et du septième temps ou année qui fut employée par Salomon pour en faire la dédicace, et aussi les sept jours de la semaine dont le septième est consacré au seigneur. Cette dernière réponse est largement décalquée du Catéchisme des Elus Coëns (Manuscrit d’Alger)

Chacun de ces intervalles de 6 heures est ici analogue aux 6 jours de la Création. Les anciens catéchismes du RER indiquent que toute la journée est symboliquement remplie par le travail maçonnique et établissent la correspondance :

Midi = 6 h.    Midi plein = 12 h.    Minuit = 18 h.        Minuit plein = 24 h

 

L’Instruction précise que les FFø “doivent travailler nuit et jour à perfectionner leurs travaux” et qu’ils doivent “désirer le temps où ils pourront sans relâche et sans intervalles, employer les heures, les jours, les mois et les années à perfectionner leurs travaux.” Cette dernière phrase est elle aussi une reprise pratiquement mot à mot du catéchisme des Elus Coëns. . Nous retrouvons là quelque chose d’analogue à ce qu’exprime le verset du Cantique des Cantiques (5,2) “Je dors, mais mon cœur veille” Ainsi, consacrant les 24 heures du jour à la Gloire du G.A.D.L.U, ils s’identifieront symboliquement aux 24 vieillards de l’Apocalypse qui, devant le Trône, prononcent inlassablement les louanges du Très-Haut ; ce faisant ils s’insèrent dans ce que la tradition judéo-chrétienne nomme le “faisceau des vivants”.

Entre les 6 temps explicitement mentionnés de l’ouverture à la fermeture, mais qui sont en réalité 7 si l’on considère la toute première phrase prononcée, sont placés des intervalles (12ème heure à Midi, Midi à Midi plein ; Minuit à Minuit plein, Minuit plein à l’heure profane), intervalles que l’Instruction par D. & R. citée plus haut met en rapport avec le temps consacré à la dédicace et au 7ème jour. Or les travaux ne se déroulent pleinement qu’à partir du troisième temps de midi (midi plein) et ne s’arrêtent qu’au retour au temps profane, soit après la plénitude de minuit.

Quel est le sens de cet adjectif plein accolé à minuit et à midi ? Pour être certain de ne pas en faire une fausse interprétation, il nous faut nous reporter aux dictionnaires de l’époque de la rédaction des rituels, le sens des mots évoluant avec le temps, ce qui est la caractéristique d’une langue vernaculaire.

  • Thésaurus de la langue françoise  : Signifie rempli, non pas à comble, ainsi à capacité ou mesure
  • Dictionnaire de l’Académie de 1694 : Se dit d’un corps qui contient tout ce qu’il est capable de contenir. Plein, signifie aussi figurément, entier, complet, absolu.

Le terme plein paraît ici, dans le contexte du rituel, référer à l’instant absolu. C’est d’évidence le cas, puisque le temps est suspendu et ne s’écoule pas. Il passe de midi à minuit en un saut brutal, tandis que le “midi” ou le « minuit » exprimés seuls et non qualifiés évoquent davantage une période, certes brève mais période quand même. Midi plein se situerait bien alors hors du temps humain, donc sans décroissance potentielle, et ce temps là durerait jusqu’à minuit plein.

A y bien réfléchir, ces intervalles qui sont en quelque sorte atemporels figurent une nécessité initiatique ; car bien que désignant un même instant humain, ils marquent en réalité une gradation de passage d’un temps profane à un temps sacré dans lequel on devra s’insérer de plus en plus profondément, selon notre mesure et selon nos capacités. Inversement, lors de la clôture des travaux, le retour vers le temps profane devra lui aussi se faire par étapes. Il semble donc bien que ces séquences et intervalles marquent clairement que ce passage, correspondant à “un changement d’état”, même s’il n’est encore que virtuel, ne puisse, pour l’homme en voie de réalisation, se faire par un saut brutal, qu’il lui faut une transition, car le passage brutal est impossible pour l’homme normal. Ils marquent plus particulièrement encore que la phase séparant l’heure symbolique de l’heure pleine est la Porte de passage vrai, la transition entre deux modes d’être. En fait, ces intervalles permettent une accoutumance, une assimilation, devant mener à une présence réelle de l’esprit à l’Esprit qui autrement ne se pourrait faire pour un cherchant de la Voie.

Ainsi, entre la douzième heure et midi, on vérifie que la Loge est à couvert, on illumine le Temple et on fait la Prière. Nous passons d’une référence purement profane à une référence d’ordre symbolique d’accès au sacré ; en fait, nous sommes aussi passé du monde profane au Porche du Temple. Lors du second intervalle, le VøMø siégeant à l’Orient, porteur de la Lumière, la transmet à la Loge en allumant les trois lumières centrales où les officiers viendront la cueillir ; tout est alors prêt pour “éclairer nos travaux”. Sachant, comme nous l’avons dit, que plein : “Se dit d’un corps qui contient tout ce qu’il est capable de contenir” on comprend mieux l’expression “midi plein” Des remarques analogues peuvent être faites sur la séquence de fermeture, séquence marquant un cheminement inverse.

L’adoption d’un temps et d’un espace sacré exprime réellement le changement de système de références par lequel l’homme initié, ne fut-ce que de façon virtuelle, sort de l’historicité et acquiert, plus précisément doit acquérir une conscience différente du temps.

Est-ce à dire que cet intervalle entre midi et midi plein correspond au changement de mode du temps (temps profane – temps sacré) ? Qu’à midi nous nous situons dans ce temps qui coule où le présent n’est effectivement qu’une vue de l’esprit, puis qu’à midi plein nous sommes censés nous trouver dans un éternel présent (malheureusement virtuel) qui existera jusqu’à ce que la phase de clôture des travaux amène une rupture inverse ? N’oublions pas que dès avant midi “La lumière commence à se répandre sur nos Travaux” et qu’à Midi Plein elle se répand de façon effective, puisque l’Ouverture est achevée et que le Vénérable Maître « éclaire la Loge de ses lumières » Or lui seul, dans cet intervalle à la fois réel et irréel, a le pouvoir de transmettre, ainsi qu’il est dit : “Au nom de l’Ordre et par le pouvoir que j’en ai reçu”, donc indépendamment même de sa volonté propre. Lors de la clôture, entre minuit et minuit plein, cette transmission cesse et la prière prononcée, alors que les FFforment la chaîne autour du Tapis de Loge, demande au GøAøDøLøUø de nous permettre de continuer de la percevoir par cette phrase : « Répands sur nous et sur tous nos Frères, ta céleste Lumière… » puis à minuit plein le VøMø, depuis l’Orient, indiquera aux FFø comment la percevoir lorsque ce sera nécessaire en leur disant : “…c’est là seulement que vous pourrez la trouver” et l’Usage veut que ce soit à cet instant précis qu’il referme le Livre.

Midi, c’est l’heure du présent, entre le passé et l’avenir, le troisième visage de Janus qui regarde le Soleil se lever à 6 heures à l’Orient et se coucher à 18 heures à l’Occident. Il en va analogiquement de même de minuit. Or le présent est fugitif, il n’existe pas sauf dans l’éternité, et c’est pourquoi une langue sacrée telle l’hébreu ne possède pas de présent dans ses complexes conjugaisons. Nos intervalles ne seraient-il pas la marque d’une transformation du fugitif insaisissable en une permanence active ? Ne nous indiqueraient-ils pas que nous devons tendre par nos efforts et notre recherche à parvenir à une telle transformation ?

Ces passages successifs, correspondant à des limites difficilement franchissables par notre mental, peuvent d’évidence se rapprocher de ce que nous dit l’Instruction par D & R du grade d’Aø concernant cette autre limite qu’est la bordure du tapis de Loge qui « désigne la différence extrême qui est entre les choses sacrées et les choses profanes », le tapis de Loge figurant par ailleurs la Triple Enceinte, donnée essentielle de toute forme traditionnelle. Ils démontrent, une fois de plus, l’intime cohérence des divers composants de notre rituel.

A ces références temporelles réelles et symboliques s’ajoute tout un jeu de correspondances. Il est intéressant, pour un maçon Rectifié, de rechercher dans la tradition chrétienne les sens attribués à ce « midi ». Les citations suivantes, que nous ne pouvons développer ou commenter ici, en feront comprendre la nécessité.

Pour Grégoire de Nysse (Commentaires sur le Cantique des Cantiques, Hom. II, P.G. 44, c.801c.), personne n’est digne du repos de midi, s’il n’est pas fils de la lumière et fils du jour.

Pour Origène, (Hom. in Cantique des Cantiques, I, id. pp 39 – 40) midi signifie les secrets du cœur, grâce auxquels l’âme atteint, par le Verbe Divin, la lumière la plus grande.

Pour Guillaume de Saint-Thierry, au XIII° siècle, midi signifie la lumière de la connaissance et la ferveur de l’amour. Il considère le novice comme l’homme du matin, celui qui est instruit comme l’homme du soir, celui qui possède la ferveur stable et lumineuse comme l’homme du midi. (Expositio altera in Cantique des Cantiques ; P.L. 180, c.492A)

Pour St Bernard (sermon XXXIII sur le Cantique des Cantiques) le soleil est une image du Christ. Il écrit : “Au fur et à mesure qu’il s’échauffe et s’enflamme, il multiplie et dilate ses rayons sur tous les hommes mortels… cependant sa lumière ne montera pas jusqu’à son midi. Ce midi n’apparaîtra pas dans la plénitude dans laquelle il sera vu plus tard par ceux que Dieu jugera dignes de cette vision. O midi, plénitude de chaleur et de lumière, extermination des ombres.” et : “si le vrai midi qui vient d’en haut et qui dénonce et éclipse le faux midi n’a pas illuminé le cœur, on ne se tiendra pas sur ses gardes”

A midi, l’ombre portée est minimale, voire nulle. L’homme debout, tendu comme le fil à plomb, doit s’ouvrir par son cakra supérieur vers le ciel en ayant les pieds ancrés dans la terre mère. C’est le temps de l’illumination maximale, mais encore faut-il que l’homme fasse l’effort nécessaire pour percevoir ce “vrai midi” dont parle St Bernard ; faute de quoi tout restera au niveau des mots et des images.

Le monde profane étant allégoriquement le monde des ténèbres, il est normal que le retour vers ce monde-là se fasse à minuit, l’heure où l’ombre est absolue, ou au mieux n’est percée que par la lumière lunaire, reflet incomplet de la lumière solaire. La Lune n’est-elle pas un emblème de la connaissance par reflet ?

Il appartiendra alors au veilleur, que se doit de devenir l’Aø dès le jour de son initiation, d’exercer son devoir tel que le lui indique et commande fermement la Règle Maçonnique et l’Instruction Morale. C’est le rôle imparti au maçon dans la cité : “allons porter aux autres hommes les vertus dont vous avez promis de donner l’exemple…” est-il rappelé aux FFø lors de la clôture des travaux.

Cela nous renvoie au prologue de Jean (1,5) présent à l’Orient ; et il convient de noter que lorsque nous sommes à Minuit plein le Livre est toujours ouvert, il ne se refermera (provisoirement) que lorsque le retour au temps profane, ce temps si justement nommé “de convention humaine”, sera effectué. Mais cette obscurité, cette profondeur de la nuit renvoie aussi aux versets d’Isaïe  (21,11-12) si parlants pour une démarche initiatique, et où il est indispensable de noter que la question est répétée par deux fois, l’accent mis sur la nuit et le terme veilleur renvoie au “Shomer Israël” Une analyse détaillée de ce verset figure dans mon livre “A la Recherche de l’Unité” Dervy 1996. :

Veilleur où en est la nuit ?
Veilleur où en est la nuit ?
Le veilleur répond :
Le matin vient et la nuit aussi.
Si vous le voulez interrogez,
Convertissez-vous, revenez !

 

De la Stricte Observance au Rite Ecossais Rectifié.

Par Pierre Noël, CBCS

 

Le Rite Ecossais Rectifié occupe une place singulière dans la Maçonnerie contemporaine. Pratiqué en Suisse, en France et en Belgique, il est trop souvent l’objet de polémiques passionnées, certains y voyant la forme la plus pure de l’initiation maçonnique, d’autres un rejeton abâtardi, voire dévoyé, de la maçonnerie classique. La pierre de touche de ce débat est le christianisme, vrai ou supposé, qui imprégnerait ce Rite d' »ancien régime », parfois qualifié par ses détracteurs de « crypto-catholique ». Certes, l’atmosphère y est plus religieuse, sinon plus mystique, mais est-ce suffisant pour justifier l’anathème et la marginalisation? Trop souvent d’ailleurs de telles attitudes sont le fait de maçons, par ailleurs sincères, qui n’ont du Rectifié qu’une connaissance lointaine, basée plus sur des racontars que sur une expérience personnelle. Le fait est regrettable, d’autant que le Rectifié présente l’avantage inestimable d’être aisément accessible à l’analyse, les intentions de ses fondateurs nous étant connues par les innombrables documents et exégèses qu’ils ont laissés. Le caractère parfois archaïque de ses rituels peut surprendre, certes. Encore faut-il comprendre que la survivance de formes d’apparence obsolète résulte d’abord de l’ extinction quasi-complète du Rite au XIX° siècle et de sa renaissance inattendue en notre siècle. La première lui permit d’échapper aux réformes dont furent l’objet les autres Rites, Français ou Ecossais, réformes conditionnées par les luttes politiques et religieuses du temps, lesquelles donnèrent à la franc-maçonnerie un visage que n’auraient reconnu ni les pasteurs britanniques des origines ni les maçons lyonnais de 1778. La seconde nous le restitua (presque) inchangé, tel qu’il fut imaginé au confluent du Rhône et de la Saône entre 1778 et 1809. Si le Rite Rectifié paraît aujourd’hui incongru, voire scandaleux, n’est-ce   pas justement à cause de cette fidélité à une certaine image de la maçonnerie dont nos contemporains ont peine à prendre conscience?

Le travail qui suit n’a d’autre ambition qu’une présentation succincte de la chronologie et de l’évolution des rituels « symboliques » de ce Rite trop souvent décrié. Il ne s’agit pas d’une exégèse, moins encore d’un exposé systématique de sa doctrine, tâche d’une autre envergure à laquelle je me risquai autrefois (G.Verval, 1987), mais plutôt du simple débroussaillage d’un paysage passablement confus où se mêlent faits et légendes que chacun utilise à sa guise.

Tel qu’il fut conçu, le Rite Ecossais Rectifié devait comporter trois étapes successives, concentriques dirait J.F.Var, composées des grades « symboliques », de l’Ordre Intérieur chevaleresque et de la (Grande) Profession. Seules sont effectives de nos jours les deux premières. La troisième relève, faute de mieux, de l’érudition personnelle grâce à la publication des textes fondateurs du « Saint Ordre », comme ses thuriféraires aiment à appeler, à tort, la Profession. Je ne m’occuperai ici que des grades symboliques.

Ceux-ci sont au nombre de quatre : à l’apprenti, au compagnon et au maître fait suite le « maître écossais de Saint André ». Au XVIII° siècle, ces quatre grades étaient régis par un directoire écossais dont les pouvoirs furent définis à Lyon en 1778. N’y voyons là rien qui surprenne. A la même époque la Grande Loge anglaise, dite des « Anciens », exerçait son autorité sur quatre degrés, le dernier étant le « Royal Arch ». Il n’en va plus de même aujourd’hui. Les trois premiers grades rectifiés relèvent exclusivement de l’autorité des Grandes Loges tandis que le « maître écossais » est conféré dans des « loges de Saint-André » dépendant des Directoires écossais, terme qui « au symbolique » désigne les Grands Prieurés de l’Ordre bienfaisant des Chevaliers maçons de la Cité Sainte.    Cette dichotomie est condition de « régularité » au sens qu’a pris ce mot durant les premières décennies de ce siècle. Nul ne désire la remettre en cause.

I. Jean-Baptiste Willermoz et la maçonnerie lyonnaise.
1.  Introduction de la Stricte Observance à Lyon.

Ce lyonnais d’une exceptionnelle longévité (1730-1824), fabricant d’étoffes et commissionnaire en soieries, fut à l’évidence le père du Rectifié. Initié en 1750 dans une loge oubliée, il en devint vénérable en 1752 (A.Joly, 1938, p.5). Fondateur en 1756 de la « Parfaite Amitié », constituée par la Grande Loge de France, il en tint le premier maillet jusqu’en 1762. Il contribua entre temps à la fondation de la Grande Loge des Maîtres Réguliers de Lyon (1760), plus tard Mère-Loge de Lyon. Il fallait, écrivit-il plus tard, « être chevalier d’Orient pour y être admis » (in Steel-Maret, 1893, pp.147-153). Cette Grande Loge ne se voulait-elle pas chargée « à l’instar de celle de Paris…de veiller au maintien de la discipline des loges, de fixer le choix de l’uniformité des grades symboliques jusques et y compris le chevalier d’Orient »? Elle pratiquait officiellement sept grades, soit après les trois premiers ceux de maître élu, maître parfait, maître écossais et chevalier d’Orient. Là ne s’arrêtaient pas les connaissances de Willermoz qui, à l’époque, n’avait de cesse de collectionner grades, décors et rituels. Dans une lettre qu’il adressa le 2 mars 1763 à Chaillon de Jonville, substitut général du Grand Maître de la Grande Loge de France, il fit suivre sa signature des titres suivants: Maître écossais, G(rand) A(rchitecte), R(oï)al Arch, Chevalier d’Orient, d’Occident, du Soleil, de l’Aigle noir, R(ose) C(roix), G.I.G.E.ch.K. (c’est à dire Grand Inspecteur, Grand Elu, chevalier Kadosh) (reproduit en fac similé dans Renaissance Traditionnelle, 1992, 89:31) Le Kadosh lui avait été communiqué par son correspondant messin, Meunier de Précourt une année auparavant (in Steel-Maret, 1893, pp.72-78). .   Les grades supérieurs au chevalier d’Orient étaient pratiqués dans un chapitre des chevaliers de l’Aigle noir, fondé en 1763 ou 1765 et présidé par le propre frère de Willermoz, Pierre-Jacques, médecin, alchimiste, esprit curieux de tout et très en avance sur son temps (A.Joly, 1938, p.15). Ce chapitre très fermé vit peut-être la création du grade de Rose-Croix dont le succès ne devait jamais se démentir.

Au début de leur carrière, Willermoz et ses proches pratiquèrent donc cette maçonnerie qui sera appelée plus tard  de « Rite Français ». Jamais cependant elle ne put les satisfaire entièrement. Willermoz était trop intimement convaincu que la maçonnerie devait receler des connaissances « sublimes » pour se satisfaire d’un système aussi rudimentaire que décevant à ses yeux. Il chercha hors des loges classiques ces « vérités essentielles » qu’il devinait sous le couvert des allégories maçonniques héritées des spéculatifs britanniques. Il crut les trouver, en 1767, dans l’Ordre des « chevaliers Elus Coens de l’Univers » du théosophe Martinez de Pasqually. Reçu en 1768 au grade ultime de Réau-Croix, il avait créé à Lyon un « Tribunal » d’Elus Coens, réservé à ses intimes, et s’était consacré avec ferveur, quoique sans succès bien assuré, aux expériences théurgiques prescrites par le « Grand Souverain » de l’Ordre, Don Martinez. Déçu peut-être par les « Esprits Intermédiaires » qui se refusaient à lui, désemparé par le départ de son maître qui, en 1772, quitta la France pour n’y plus revenir Martinez mourut à Saint-Domingue en 1774. , Willermoz écouta d’autres sirènes sans pour autant oublier l’enseignement du disparu ( de 1774 à 1776, les élus coens lyonnais continuèrent à se réunir assidûment, ce dont témoignent leurs « conférences » éditées par A.Faivre en 1975 aux éditions du Baucens, Braine-le-Comte).

En 1772, des correspondants strasbourgeois l’informèrent de l’existence outre-Rhin d’une forme nouvelle de maçonnerie, caractérisée par sa belle ordonnance et le sérieux de ses « connaissances », la Stricte Observance, ou plus exactement « l’Ordre supérieur des chevaliers du temple sacré de Jérusalem ». Fondée en 1751 par le baron (FreiHerr) Charles-Gotthelf von Hund (1722-1776), elle enseignait que la franc-maçonnerie n’était autre que la perpétuation de l’Ordre du Temple, aboli en 1312 par le pape Clément V sur ordre du roi de France, Philippe IV « le Bel ». Dirigée par de mystérieux « Supérieurs Inconnus » dont von Hund n’était que le mandataire, elle ne visait rien moins que le rétablissement de l’Ordre défunt et la récupération de ses biens matériels. Des amis de Von Hund prétendirent plus tard qu’il avait été admis dans l’ordre à Paris en 1743 par un mystérieux chevalier « au plumet rouge » dont ils laissaient entendre qu’il était un familier de Charles-Edouard Stuart, fils du prétendant à la couronne d’Angleterre et d’Ecosse Charles-Edouard ne fut jamais initié. Une enquête entreprise à la demande du duc de Brunswick en fit la preuve en 1777. Le prince déclara à l’envoyé du duc que son père, le chevalier de Saint-Georges, lui avait refusé son consentement. (in J.F.Var, 1991, p. 31). (A.Bernheim, 1998).  Il aurait reçu une patente de Grand Maître Provincial dont il s’était servi pour introduire l’Ordre en Allemagne. Si les supérieurs inconnus étaient parfaitement imaginaires, cette patente existe bel et bien. Conservée dans les archives de la Grande Loge du Danemark, elle est rédigée en un langage chiffré dont nul jamais ne donna la clef. Tout cela, faut-il le dire, ne fut connu de Willermoz que bien plus tard, après qu’il eut depuis longtemps mesuré les faiblesses du système allemand.

En 1772 donc, Willermoz  sollicita son admission au sein de la Stricte Observance  dans une lettre adressée à von Hund en date des 14 et 18 décembre (in Steel-Maret, 1893, pp. 147-153). Celui-ci lui répondit le 18 mars 1773 et le renvoya au baron de Weiler, son émissaire chargé d’implanter l’Ordre en France. La correspondance échangée montre à l’envi le quiproquo : le lyonnais parlait de l’objet caché de la maçonnerie qui ne pouvait traiter que des questions essentielles, l’allemand n’avait en vue que la restauration de l’Ordre du Temple. Nonobstant cette incompréhension fondamentale (ou peut-être à cause d’elle), les négociations n’allèrent pas sans quelques difficultés suscitées par la méfiance des frères lyonnais de la Grande Loge des Maîtres Réguliers que Willermoz eut bien peine à amadouer (A.Joly, 1938, pp.47-50). Tout finit pourtant par s’arranger et Weiler, qui avait déjà établi à Strasbourg le directoire écossais de la V° Province Templière dite de Bourgogne (octobre 1773), put inaugurer celui de la II° Province dite d’Auvergne à Lyon le 21 juillet 1774, puis, la même année, celui de la III° Province dite d’Occitanie à Bordeaux (A.Joly, 1938, p.63).

Armés chevaliers par Weiler les 11 et 13 août, Willermoz et ses disciples avaient prêté serment d’obéissance au baron von Hund et au duc de Brunswick-Lünebourg, « Superior Magnus Ordinis » depuis que le convent de Kohlo (juin 1772)  avait reconnu l’inanité des prétentions de von Hund, ce qu’ignoraient d’ailleurs les lyonnais. En échange, ils avaient reçu leur nom d’Ordre ( Eques ab Eremo pour Willermoz) et les cahiers des rituels allemands. On devine sans peine leur déception.  Loin de leur apporter la manne attendue, ces rituels ne différaient guère de ceux que connaissaient les Français. Quant à la « survivance » templière, Willermoz connaissait depuis toujours l’inanité de cette chimère, amoureusement cultivée par d’aucuns depuis que Ramsay, en un célèbre discours, avait attribué aux chevaliers Croisés la paternité  de l’Ordre maçonnique. De ceux-ci aux templiers, il n’y avait qu’un pas que les émules du chevalier de Saint-Lazare avaient aisément franchi. Le lyonnais n’ignorait rien de cette fable enseignée dans les grades de « Commandeur du temple » ou de « Chevalier templier » pratiqués dans le chapitre de son frère (A.Joly, 1938, p.15). N’était-ce pas d’ailleurs la justification du Kadosh qu’il avait appris à connaître en 1762 et dont il se méfiait depuis lors? ( cf. la lettre de Meunier de Précourt du 29 avril 1762, in Steel-Maret, 1893, pp. 79-80). Echaudé peut-être mais sérieux comme toujours il le fut, Willermoz se mit au travail, bien décidé à faire de la capitale des Gaules le phare de la maçonnerie templière.

Un an plus tard, le convent de Brunswick (26 mai au 6 juillet 1775) ratifia la « restauration » des provinces françaises et les « Règlements généraux » de l’Ordre furent expédiés à la V° Province. Ils stipulaient que

l’Ordre Intérieur, voilé sous le titre de Directoire écossais, (était) composé de trois grades qui en font partie, et dont le dernier en est le complément. Savoir: 1° celui d’Ecossais Vert qui commence à en développer les symboles, mais par lequel l’Ordre ne s’engage point à l’avancement de celui qui y est admis et peut le laisser pendant toute sa vie…2° celui de Novice…3° le grade de Chevalier…On appelle Profès ceux qui ont fait leur dernière profession; cette profession n’est point un grade qui augmente les connaissances mais un acte libre et uniquement à la volonté de celui qui le fait, par lequel il s’engage irrévocablement envers l’Ordre (cité par J.F.Var, 1991, pp.49-50).

Le dernier grade était divisé en six classes selon la condition sociale de l’impétrant (Eques, socius, armiger, clerc, servant et valet d’armes), distinctions mondaines qui n’empêchaient pas que les « connaissances » de l’Ordre soient communiquées à tous (sauf aux servants d’armes).

Pour des raisons dictées, sans doute, par les usages locaux, Weiler avait en 1773 concédé aux strasbourgeois le droit de cumuler les hauts-grades français avec ceux de l’Ordre Intérieur, constituant par là une classe intermédiaire qui fut évoquée par le chapitre d’Auvergne, à Lyon, en sa séance du 23 juillet 1774:

…On a lu pareillement les deux autres grades du Grand Ecossais Rouge et du Chevalier de l’Aigle, dit Rose-Croix: ils ont été proposés pour la seconde classe intermédiaire à l’instar de la V° Province (3° protocole de la Province d’Auvergne).

L’échelle des grades adoptée à Strasbourg différait donc de celle en usage en Allemagne par cette « deuxième classe » intermédiaire entre le symbolique et l’intérieur, soit:

  • 1° classe: apprenti, compagnon, maître.
  • 2° classe: écossais rouge, Rose-Croix.
  • 3° classe: écossais vert, novice, chevalier.
    (A.Joly, 1938, pp.66-67).

Les lyonnais ne se prononcèrent pas sur la mise en application de ce système et renvoyèrent à plus tard « l’examen et la décision des grades qui composeraient la 2° classe ». Dans un premier temps, ils se rallièrent à la position strasbourgeoise, comme l’atteste le « Petit mémoire d’instruction » remis, l’année suivante, au F. Bruyzet chargé par le chapitre d’Auvergne de répandre dans les loges de France la réforme germanique. Il précisait que les loges désireuses de s’agréger au nouveau système « pourraient obtenir du directoire la permission de conférer (les grades de la classe intermédiaire)…Tout grade d’élu et tout cordon noir étaient proscrits. Les grades de la 2° classe dite intermédiaire étaient l’écossais rouge et le chevalier d’Orient » (in Steel-Maret, 1893, pp. 175-176). Le débat, de toute façon, fit long feu: en 1777, le chapitre de Bourgogne renonça aux grades intermédiaires (R.Dachez et R.Désaguliers, 1989, 80:290).

Restait à résoudre le problème posé par l’implantation en France d’un organisme d’obédience étrangère. Ni Willermoz ni les templiers d’Auvergne ne voulaient rompre avec le Grand Orient de France, garant de la bienveillance du gouvernement. Dès janvier 1776, Willermoz annonçait que des négociations étaient amorcées avec l’obédience parisienne et qu’il en attendait une issue favorable. De fait un « Traité d’Union Intime » fut signé le 31 mai de cette année entre le Grand Orient de France et les trois Directoires de Lyon, Bordeaux et Strasbourg, représentés par Bacon de la Chevalerie, bien connu pour ses accointances Coen (in L. Charrière, 1938). Ce traité, en dix articles augmentés de deux articles « secrets », prévoyait la réunion des Directoires et de leurs corps subordonnés au Grand Orient (article 1). Chacun « conservait exclusivement l’administration et la discipline sur les loges de leur Rite et Régime » (article 6). L’équivalence des « grades fondamentaux » des deux Rites était garanti, comme les droits d’intervisite et de double appartenance: « Les membres des loges de l’un et l’autre Rites pourraient régulièrement passer dans les loges de l’autre Rite, sans cesser d’être membre de la loge à laquelle ils appartenaient primitivement » ( article 9). Ce Traité, qui devait être reconduit en 1811 sans modifications notables, ratifiait la parfaite régularité de la maçonnerie « réformée » et, jamais dénoncé, justifie, aujourd’hui encore, la pratique du Rite Rectifié au sein du Grand Orient de France.

2. Les grades de la Stricte Observance (1775).

Les rituels conservés à la bibliothèque municipale de Lyon furent récemment publiés par J.F.Var (1991) qui les juge rudimentaires, d’une maigreur squelettique et dépourvus de toute valeur initiatique: « de la gestuelle, un moralisme banal, rien de plus » (p.53). Le jugement est abrupt et sans nuances, reconnaissons-le. Est-il mérité? Chacun jugera, selon ses vues, sans oublier que ces rituels ne diffèrent guère de ceux en usage dans les loges du temps, de ce côté ou de l’autre du Rhin.

La disposition générale de la loge bleue est celle, « ordinaire », des loges françaises. Elle est éclairée par trois bougies devant le vénérable, deux devant les surveillants, une devant le secrétaire. Les flambeaux d’angle, autour du tableau (ou tapis), ne sont pas mentionnés. Est-ce à dire qu’ils manquaient? C’est peu probable au vu des usages de l’époque. Gageons plutôt que l' »ordinaire » prévoyait la disposition classique des flambeaux aux angles N.E., S.E. et S.O., conforme aux prescriptions du Rite Français ainsi qu’à celles du Rite Suédois. De fait, une gravure représentant la loge d’apprenti-compagnon selon le Rite de la Stricte Observance, attribuée au dernier tiers du XVIII° siècle, nous les révèle ainsi disposés autour d’un tableau qui ne diffère en rien de ceux présentés par les divulgations continentales des années 1745-1755 (document conservé dans les archives de la Grande Loge du Danemark, in K.C.F. Feddersen, 1982, d/14) (pl.1).

Relevons une innovation notable, pleine d’avenir:

« Derrière la chaire du vénérable est pendu peint sur du carton ou autrement le symbole du grade que l’on y donne ». Ce symbole est « une colonne rompue par en haut mais ferme sur sa base » (1° grade), « une pierre cube (sic) sur laquelle est posée une équerre » (2° grade), « un vaisseau démâté sans voiles et sans rames, tranquille sur une mer calme » (3° grade). Les devises s’y rapportant sont, dans l’ordre, « Adhuc Stat », « Dirigit Obliqua », « In Silentio et Spe Fortitudo mea ».

L’ouverture des travaux ne comporte ni allumage des flambeaux ni prière. Le vénérable, après un bref échange de répliques du catéchisme avec les surveillants, ouvre la loge par trois fois trois coups, devant les frères debout tenant de la main gauche l’épée, pointe en terre, et portant la main droite au col. La réception ne s’écarte guère de l’exemple français, si ce n’est par une autre innovation remarquable: la « lumière » est donnée en deux temps avec, au deuxième temps, l’exclamation « Sic Transit Gloria Mundi ». L’obligation d’apprenti comprend les pénalités traditionnelles (gorge coupée, coeur percé et arraché, le tout réduit en cendres). Le catéchisme rappelle les fondements de la loge française et son articulation en trois colonnes (Sagesse-Force-beauté) et trois Grandes Lumières, ici énoncées « le Soleil, la Lune et les Etoiles« , celles-ci remplaçant, on ne sait trop pourquoi, le Maître de la Loge (ou l’Etoile Flamboyante.). Le soleil signifie le maître en chaire, la lune les surveillants et les étoiles les maîtres et compagnons « qui guident les apprentis dans les routes sombres et mystérieuses de l’Art Royal ».

Le deuxième grade, réplique succincte du premier, était sans doute conféré le même jour. Les mots sacrés sont, dans l’ordre, J… et B… comme le voulait l’usage continental depuis l’inversion (anglaise) de 1739 (cf. G.Verval,1988), les mots de passe ceux révélés par le « Trahi… » de 1744,Tub…et Schi…

La réception à la maîtrise suit la version « française » de la légende d’Adonhiram : les neuf maîtres envoyés à sa recherche décident de leur propre autorité de changer le « mot de maître », mesure dictée par la seule prudence. Sur la tombe de l’architecte est déposée « une médaille triangulaire sur laquelle est gravé l’ancien mot de maître avec deux branches d’acacia en sautoir ». L’instruction précise que cet ancien mot n’est autre que « le Saint Nom de l’Eternel en hébreu ». Après l’obligation, le candidat est renversé et recouvert d’un drap noir tandis qu’on allume les « neuf cierges jaunes », seule allusion aux flambeaux d’angle ( qu’un autre document conservé à Copenhague, daté de 1770, montre aux angles habituels, in Feddersen, 1982, d/94, pl.2 ). Le signe d’horreur est le seul enseigné au nouveau maître, le signe « au ventre » relevant d’une autre tradition, celle des « Anciens » anglais. Enfin le mot de passe, Gi…, et le mot « substitué » M…B… sont ceux de la tradition française.

L’écossais vert achève la série. Pour simple qu’il soit, il contient déjà des éléments bien reconnaissables. Le candidat, désarmé, une corde à la taille et sous la menace d’un glaive, est introduit dans la loge tendue de vert et éclairée par quatre lumières disposées en carré. Délivré du joug de « la maçonnerie symbolique » par son engagement d’obéissance au directoire et à ses chefs, il reçoit l' »habit » (le tablier) vert, un signe « la main droite comme pour saisir quelqu’un par la tête », un attouchement au coude et deux mots, Jehovah et Notuma. S’il n’est fait mention ni de Zorobabel ni du second temple, le tableau montre Hiram ressuscitant « qui tend les bras pour sortir du tombeau où il n’est plus qu’à demi » (pl.3). Il est entouré de quatre animaux, emblèmes des vertus du grade: le lion (valeur et générosité), le singe (adresse et habileté), l’épervier (clairvoyance) et le renard (ruse sans fourberie). A peu de choses près, ces animaux sont ceux que présentait, au grade d' »écossais », le tableau de la divulgation de 1747, « Les francs-maçons écrasés… » (la colombe y remplaçait l’épervier) (pl.4).

3. Premières réformes.

Après la mort de Weiler (novembre 1775) et celle de Hund (8 novembre 1776), les lyonnais décidèrent d’étoffer les rituels, décidément trop rudimentaires à leurs yeux, de leurs initiateurs germaniques. De décembre 1777 à janvier 1778, il fut décidé de confier à Willermoz et au strasbourgeois Salzmann la rédaction des grades symboliques, à Jean de Türckeim, autre strasbourgeois, celle des grades de l’Ordre Intérieur. Dans la foulée, Willermoz s’attribua la rédaction d’une classe nouvelle, « secrète », la (Grande) Profession.

Dans la Stricte Observance, la Profession , nous l’avons vu, n’était pas un grade mais l’acte libre par lequel le chevalier s’engageait irrévocablement envers l’Ordre, à l’instar de la « profession » monastique. L’ambition ici était toute autre: il s’agissait de condenser l’enseignement théosophique de Martinez, du moins sa partie théorique, en de longues « Instructions » qui ne seraient communiquées qu’aux élus jugés dignes de les recevoir en deux grades « secrets », la Profession et la Grande Profession. Le travail fut rondement mené: les textes étaient déjà près lorsque se réunit le Convent des Gaules, dix mois plus tard. A propos de cette Profession, voir entre autres la plaquette de J.F.Var et G.Verval, « Willermoz et son oeuvre », 1992. Les Instructions Secrètes de la Profession furent publiées par P.Vuilaud dans son « Joseph de Maistre franc-maçon » (1926) et celles de la Grande Profession par A.Faivre en appendice à l »ouvrage de R.Leforestier « La franc-maçonnerie templière et occultiste au XVIII° siècle » (1970).

Quelques remaniements apparaissent déjà dans les « trois premiers grades des Loges Rectifiées en France avant la tenue du Convent national de Lyon en 1778 » (in Dachez et Désaguliers, 1989, pp.294 et suivantes). Conservées dans les archives de la Cour et de l’Etat à Vienne, ils sont paraphés par Gaybler qui sera secrétaire du Convent de Lyon. On y remarque le soin tout particulier accordé à la préparation du candidat. Un frère « préparateur » est désigné à cet effet et son rôle minutieusement détaillé qui ne rappelle en rien les brimades écossaises des manuscrits d’Edimbourg (1696-1700), pas plus d’ailleurs que les rodomontades du « Frère Terrible » des loges françaises. L’accent est celui de la dignité et du formalisme qui visent à convaincre le candidat de l’importance de sa démarche autant qu’à s’assurer de sa sincérité. Les cérémonies elles-mêmes sont peu modifiées. Relevons en passant que le mot de passe, ou plutôt le nom, du maître est « acacia »  et non Gi…

La bibliothèque nationale de Paris conserve une autre série de rituels « intermédiaires », venant de Strasbourg ceux-là (« Régime rectifié 1776. Directoire Ecossais de Strasbourg avant le Convent Général tenu à Wilhelmsbad en 1782 », cité par Dachez et Désaguliers, 1989, pp.297 et suivantes). Malgré leur date (1776), ils ne diffèrent que peu de ceux qui seront adoptés à Lyon deux années plus tard. Les maximes lors des voyages manquent encore mais les châtiments physiques traditionnels sont déjà omis des serments.

Le 27 avril 1777, le Directoire d’Auvergne arrêta que le grade d’écossais vert serait rendu « ostensible » dans toutes les loges sous la seule dénomination d' »écossais », devenant ainsi le « complément de la maçonnerie symbolique » et non plus le premier de l’Ordre intérieur. Cette délibération « définitive » prévoyait aussi que les vénérables communiqueraient « sans cérémonies et sans frais » aux écossais les hauts-grades en usage avant la réforme: chevalier d’Orient, Rose-Croix et autres de la même veine (article 7), à l’exclusion toute fois des grades « à cordon noir », élus ou kadosh que Willermoz avait en horreur. Ces grades étaient expressément proscrits et il était interdit aux visiteurs d’autres régimes d’en porter les décors en loge (article 9). Cette décision supprimait de fait la classe « intermédiaire », concédée autrefois par Weiler, dont les lyonnais ne savaient trop que faire Prise à la lettre, cette délibération permettrait aujourd’hui aux Grands Prieurés Rectifiés la pratique de ces grades, depuis longtemps réservée aux Suprêmes Conseils du Rite Ecossais Ancien et Accepté. Les accords tacites existant entre ces différents corps empêche bien sûr une telle éventualité, du moins dans les pays où de tels accords existent. .

L’article 6 de cette même délibération décrit le tableau du grade d’écossais et son « symbole distinctif« : un lion jouant avec des instruments de mathématiques, ainsi que sa devise « Maeliora praesumat » (sic) (in Renaissance Traditionnelle, 1989, pp.313-316 et Cahiers verts, Bulletin Intérieur du Grand Prieuré des Gaules, 1992, n° 10-12, pp.233-237). Cet écossais, nouvelle manière, synthèse de l’écossais vert importé d’Allemagne et des grades écossais pratiqués en France, sera développé au Convent de 1778.

II. Le Convent national des Gaules (1778).
1. La Réforme de Lyon.

Il se tint à Lyon du 25 novembre au 10 décembre 1778, en présence des délégués des Provinces d’Auvergne et de Bourgogne, ceux d’Occitanie n’ayant pas jugé bon de s’y présenter. Il y fut surtout question des hauts-grades et de l’organisation administrative du Rite.

Le titre « Chevalier bienfaisant de la Cité Sainte » remplaça celui de « Chevalier templier« . Cette décision, imposée par Türckeim et Willermoz, n’était pas anodine. Certes la prudence voulait que toute référence à un Ordre condamné par les prédécesseurs du roi régnant et du pontife romain, condamnation jamais révoquée, soit, au mieux, camouflée sous une appellation moins compromettante, mais là n’était pas la raison profonde de cette mesure. Willermoz et ses amis étaient convaincus que la source des connaissances maçonniques et l’origine de l’initiation étaient bien antérieures à l’Ordre médiéval, lequel n’avait été que le détenteur ponctuel et transitoire d’une tradition immémoriale. Les délégués se rallièrent sans peine à cette décision dès la première séance du Convent, même si certains ne le firent qu’avec une réticence inavouée (ce fut notamment le cas de Beyerlé, Préfet de Lorraine et futur adversaire de Willermoz).

La « matricule » (c’est à dire l’organisation territoriale du Régime) des Provinces, Prieurés et Commanderies de l’Ordre Intérieur fut adoptée dans un grand élan d’optimisme, sans trop tenir compte des effectifs à vrai dire squelettiques du système. Le « Code Général de l’Ordredes Chevaliers bienfaisants de la Cité sainte » fut adopté ainsi qu’une « Règle des chevaliers », aujourd’hui perdue. Les rituels de l’Ordre Intérieur, préparés par Türckeim, furent approuvés. A l’inverse des rituels allemands, ils supprimaient les différences basées sur la naissance et admettaient à la « chevalerie » les bourgeois et roturiers pourvu qu’ils puissent faire état de revenus substantiels et d’une situation « honnête » dans la société civile. Les « frères à talents » étaient cependant tolérés, comme dans les loges bleues, à condition que leur présence soit un véritable bénéfice pour l’Ordre.

Les grades symboliques ne furent pas oubliés pour autant. Un « Code maçonnique des loges réunies et rectifiées de France » fut approuvé et les nouveaux rituels, rédigés par Willermoz, ratifiés au cours des 11° et 12° séances (E.Mazet, 1985). Plusieurs copies de ces rituels sont conservées, dont l’une fait partie du fonds Kloss de la Bibliothèque du Grand Orient des Pays-Bas (catalogue VII-h-4). Ce qui suit est basé sur cette copie primitivement destinée au Directoire de Bourgogne et certifiée par son chancelier, Rudolph Salzmann.

2.Les grades symboliques du Convent des Gaules.

Le tableau de la loge d’apprenti est divisé en deux parties: l’une à l’occident figure le porche, l’autre à l’orient figure le temple. Elles sont séparées par une balustrade placée au-dessus d’un escalier à sept marches. Il conduit au pavé mosaïque, situé en face de la porte d’entrée du temple, qui est fermée, entourée des deux colonnes J et B. Aux quatre points cardinaux sont placées quatre portes dont celle d’orient, qui mène au sanctuaire, est elle-aussi fermée. En haut du tableau sont dessinés le soleil, la lune et l’étoile flamboyant laquelle contient en son milieu la lettre G.

« Autour de ce tableau, qui figure l’enceinte intérieure du temple, est tracé à la craie, à quelques pouces de distance, un quarré long dans la même forme qui figure la seconde enceinte ou le second parvis. A égale distance de celle-là, il en sera tracé un autre qui figure la troisième enceinte ou le parvis extérieur dans lequel voyage l’apprenti. On supprime ce dernier pour les voyages du compagnon et tous deux pour ceux du maître ».

La loge d’apprenti est éclairée par « trois flambeaux dont deux seront devant les FF. surveillants et l’autre à l’Orient du côté du Midi« . L’innovation mérite d’être soulignée. C’est en effet la disposition typiquement « écossaise » des flambeaux d’angle, commune au « Rite Ecossais Ancien et Accepté » et au Rite Moderne Belge. Elle semble être apparue en Avignon, vers 1776, dans la loge « Saint-Jean de la vertu persécutée », loge-mère de la loge parisienne « Saint-Jean du contrat social » qui sera le berceau du Rite Ecossais Philosophique (cf. R.Désaguliers, 1983). Il ne peut s’agir d’une simple coïncidence. La proximité dans le temps et l’espace suggère qu’il y eut influence réciproque. Ajoutons cependant que cette disposition des flambeaux était déjà celle de la divulgation française de 1747, « Les Francs-maçons écrasés… », texte énigmatique dont on ne sait trop ce qu’il faut penser mais qui suggère en tout cas que l’idée était dans l’air depuis quelque temps déjà. J’ai déjà eu l’occasion d’insister sur le glissement de sens induit par ce déplacement qui confond autour du tableau les colonnes et les lumières de la loge, je n’y reviendrai pas (cf. G.Verval, 1987, pp.11-24; P.Noël, 1993, pp.61-63).

L’ouverture de la loge d’apprenti se fait par la récitation de répliques de l’instruction et ne diffère guère de celle pratiquée au Rite Français. Le vénérable tient son épée de la main gauche, pointe en haut, tandis que les assistants tiennent la leur pointe en bas. Soulignons l’absence de prière.

Le candidat, dans la chambre de préparation, découvre trois questions « d’ordre »:

  • Croyez-vous à un seul Dieu, créateur de l’univers, à l’immortalité de l’âme et à la nécessité des devoirs qui en résultent?
  • Quelles sont vos idées sur la vertu…?
  • De quelle manière pensez-vous que l’homme puisse se rendre le plus utile à ses semblables?

Le préparateur, après l’avoir entretenu sur ces question, l’examine sur l’opinion qu’il se fait de la maçonnerie avant de souligner que son but est « la vertu, l’amitié et la bienfaisance« .

Introduit dans la loge, le récipiendaire déclare « sa religion et son état civil« , sans qu’il lui soit demandé son nom de baptême. Les voyages, effectués dans l' »enceinte » décrite plus haut sont ponctués de coups de tonnerre et des trois maximes aujourd’hui classiques:

  • L’homme est l’image immortelle de la divinité…
  • Celui qui rougit de la religion…
  • Le maçon dont le coeur ne s’ouvre pas… »

Le candidat monte ensuite « de l’Occident à l’Orient à côté du tableau par le Nord, à pas libres jusque devant la table du Vénérable Maître« . Le serment, pris sur l’évangile de Saint Jean, est l’occasion de la question suivante:

Ce livre sur lequel votre main est posée est l’évangile de Saint Jean. Y croyez-vous? Si vous n’y croyez pas, quel confiance pouvons nous avoir en votre engagement?

En dépit de cette exhortation, le serment ne contient aucune clause de fidélité à la religion chrétienne. Les châtiments physiques sont omis, omission qui traduit sans doute le souci d’hommes parfaitement honorables de n’être pas accusés de crimes imaginaires. C’est le même souci qui poussera le Grand Orient de France à supprimer les pénalités en 1858, exemple que suivra la Grande Loge Unie d’Angleterre en 1985 seulement.

La réception se termine par une courte explication du cérémonial et du tableau, simple ébauche de l’instruction actuelle. Elle ne contient aucune allusion à la progression cherchant-persévérant-souffrant qui sera introduite à Wilhelmsbad. Enfin les secrets sont ceux de la maçonnerie classique du temps, les mots de passe devenant le « nom » de l’apprenti, du compagnon et du maître.

Au 2° grade le candidat, les yeux bandés et dépouillé d’une partie seulement de ses métaux, fait cinq voyages « mystérieux » et entend deux maximes, après les 3° et 5° tours (« L’insensé voyage toute sa vie…L’homme est bon… »). Il est ensuite conduit devant un miroir caché par un rideau. Après que le vénérable l’a incité à rentrer en lui-même pour y passer en revue ses erreurs et ses préjugés, le bandeau lui est enlevé et il contemple son visage « dans le miroir éclairé par un réverbère ». Il gravit ensuite les cinq marches du grade « qu’il demande » avant de les redescendre et de gagner l’orient par la marche des compagnons (cinq pas en équerre en partant du pied droit du côté du midi). Le mot du grade est B…. Par contre le « nom » du compagnon est devenu Gi… sans qu’on sache pourquoi il remplace l’habituel Schi….

Au 3° grade apparaissent le mausolée d’occident et une tête de mort à l’orient.

A l’Occident sera placé sur le mur ou en relief un mausolé (sic), consistant en une urne sépulchrale posée sur une base triangulaire et à trois faces. Dans chaque triangle il y aura trois boules dans les trois angles. Au-dessus du triangle une tête de mort repose sur des ossements. De l’urne sortira une vapeur enflammée avec l’inscription « deponit Aliena ascendit Unus », au-dessous, dans le triangle, on lira ces mots « Tria formant, Novena dissolvunt ».

Les neuf flambeaux d’angle, disposés comme au grade d’apprenti, ne sont allumés que lorsque le candidat est couché dans le cercueil. Introduit à reculons, il découvre le mausolée avant d’entamer neuf voyages, « réduits à trois« , au cours desquels il écoute trois maximes dont existent plusieurs versions. Il gagne ensuite l’orient par sept pas, suivis des trois pas du maître. La légende d’Hiram est lue avant le simulacre du meurtre. Elle est conforme au canon français et l’ancien mot J… est donné in extenso. Le mot substitué, M…B…, est celui en usage dans la maçonnerie anglaise dite des « Modernes », le « nom » du maître est Gabaon.

Au grade de maître écossais seize lumières supplémentaires viennent s’ajouter aux quatre flambeaux d’angle et aux lumières du vénérable, ici appelé député-maître, et des surveillants (soit vingt-cinq en tout) tandis qu’apparaissent le double triangle et la lettre H, disposés au mur d’Orient. Le rituel prévoit deux tableaux dont le premier est en deux parties: le temple en ruines à l’occident, le temple réédifié par Zorobabel à l’orient. Le deuxième tableau montre la résurrection d’Hiram entouré non plus de quatre animaux mais du nom des vertus dont ils étaient l’emblème (Bienfaisance, Prudence, religion et discrétion). La réception, considérablement étoffée, ne diffère guère de celle en usage de nos jours. L’introducteur présente au candidat les mêmes questions d’ordre qu’aux grades précédents et l’invite à y répondre « catégoriquement » avant de lui lier les poignets au moyen d' »une chaîne en fer blanc dont les anneaux sont de forme triangulaire« . Introduit « en maître » dans la loge, l’impétrant écoute un premier discours relatant la destruction du temple avant de gagner l’Orient par sept pas, le premier le conduit à la porte d’occident du tableau, les trois suivants à la porte d’Orient par-dessus le tableau, les trois derniers « en équerre » jusqu’à l’autel. Après l’Obligation, il est reçu « Maître libre écossais » et reçoit l’épée et la truelle. Ainsi armé, il oeuvre à la réédification du temple, relève l’autel des parfums et découvre la lame d’or « qui contient le mot sacré qui était perdu« . Un deuxième discours lui retrace la geste de Zorobabel et les circonstances de la construction du second temple, image bien imparfaite du premier. Enfin investi de l’habit du grade, blanc doublé de vert et bordé de rouge, du cordon vert « mélangé de rouge » et du bijou (à une face seulement), il entend le troisième et dernier discours,  imprégné de martinézisme à peine voilé, qui compare les « révolutions » du temple de Jérusalem, « ce grand type de la maçonnerie« , aux états successifs de la destinée humaine (la gloire de son premier état, la déchéance qui suit la faute, la réintégration promise aux élus). Celle-ci est annoncée par la résurrection d’Hiram « sortant à demi du tombeau« . Enfin le symbole du grade, un lion jouant avec des instruments de mathématiques sous un ciel orageux, et la devise « Meliora praesumo », à la première personne cette fois, lui laissent entendre l’existence d’une étape ultérieure dont les « symboles » seront absents. Les  secrets sont ceux de la Stricte Observance mais le signe se donne cette fois « au front« .

Ainsi furent unis en une synthèse harmonieuse les thèmes de Zorobabel, de la reconstruction du Temple et de la découverte de la parole « innominable » (empruntés aux chevalier d’Orient et aux divers « écossais » français) à celui  de la résurrection d’Hiram entouré des quatre animaux emblématiques des « vertus » maçonniques (propre à l’écossais vert allemand).  Willermoz s’en expliqua plus tard dans une lettre à Charles de Hesse:

« On jugea aussi qu’il conviendrait de conserver sans le quatrième grade les principaux traits caractéristiques de la maçonnerie française pour servir de pont de rapprochement avec elle » (lettre à Charles de Hesse du 12 octobre 1781, in Van Rijnberck, 1935, pp. 166-168) Dans cette lettre essentielle à la compréhension du Rectifié, Willermoz reconnut avoir rédigé les « Instructions Secrètes » de la Profession, non sans ajouter qu » »il ne voulait absolument pas être reconnu pour leur seul auteur ». .

III. Le Convent général de Wilhelmsbad (1782).
1. Les prémisses.

Au début des années 1780, la Stricte Observance traversait une crise grave dont les causes, multiples, sortent de notre propos Les principales étaient le doute grandissant concernant la filiation templière de l’Ordre Intérieur et l’existence des « Supérieurs Inconnus ». La fiction Stuardiste s’était évanouie après les déclarations du principal intéressé à l’envoyé du duc de Brunswick . Le duc de Brunswick annonça en septembre 1780 la convocation imminente d’un Convent général des maçons écossais dont les débats devaient apporter les réponses à toutes les questions qui agitaient l’Ordre. Il ne s’ouvrit que le 15 juillet 1782 à Wilhelmsbad, petite ville d’eaux proche de Hanau. Trente-quatre délégués s’y retrouvèrent, issus des diverses « Provinces » de l’Ordre, et parmi eux les délégués de Strasbourg et de Lyon, bien décidés à y prendre une part prépondérante et à faire ratifier l’abandon de la fiction templière ainsi que la réforme de Lyon dont Willermoz avait communiqué l’essentiel aux deux instigateurs du Convent, le duc de Brunswick (1721-1792) et le prince Charles de Hesse-Cassel (1744-1836), coadjuteur de la VII° Province (Basse-Allemagne) et Maître Provincial de la VIII° Province (Haute-Allemagne) Ce personnage attachant , parent du roi de Danemark, chercha sa vie durant l’illumination mystique dans toutes les sociétés secrètes de son temps. Prêt à tous les excès, (il crut un temps être en communication directe avec le Christ), il déclara, lors de la dernière séance du convent, que le but de la maçonnerie était « la recherche de Dieu, Jehovah ». .

L’enjeu du Convent débordait largement la question des seuls rituels. L’origine de l’Ordre, ses buts réels et son organisation firent l’objet essentiel de séances parfois houleuses et de débats animés. Un compte-rendu critique en fut publié la même année par le Préfet de Lorraine, Beyerlé (absent au Convent) sous le titre « De Conventu Generali Latomorum apud aquas Wilhelmina… », qui appela en 1784 une « Réponse aux assertions du F. A Fascia (Beyerlé)… », tout aussi polémique, rédigée par Willermoz et son collaborateur, Millanois. Plus près de nous, A.Joly (1938) et surtout R.Le Forestier (« La franc-maçonnerie templière et occultiste au XVIII° et XIX° siècles » ,1970) ont relaté les péripéties de cet été 1782. Malheureusement, l’un et l’autre se basèrent sur les deux ouvrages précités, n’ayant pas eu accès aux protocoles authentiques du Convent, d’où le côté parfois incomplet ou erroné de leur analyse. Les protocoles en langue française et la traduction de leur version allemande furent heureusement publiés, il y a quelques années, par des chercheurs belges, en une circulation hélas confidentielle. Ayant eu le bonheur de disposer du produit de leurs recherches, c’est de ces protocoles dont je me suis servi dans ce qui va suivre.

Les treize premières séances furent consacrées à des problèmes administratifs, à la vérification des pouvoirs des délégués et surtout à l’épineux problème de la filiation templière et des buts réels de l’Ordre. Ils ne nous retiendront pas, l’objet de ce travail étant limité aux grades symboliques et, accessoirement, aux Codes qui devaient en déterminer la pratique.

2.La préparation des rituels symboliques.

Lors de la 14° séance (3 août), un comité fut chargé de préparer les cahiers des différents grades et de les soumettre à l’approbation des délégués. Composé de sept membres (Charles de Hesse, acquis aux vues de Willermoz; le chevalier Savaron, Visiteur Général de la 2° Province; Sébastien Giraud, chancelier du Grand Prieuré d’Italie; l’autrichien Euber Bödecker; le baron de Durckeim, Grand Maître Provincial de Bourgogne, 5° Province; Chrétien de Heine, du duché de Schlesvig, et Willermoz ), ce comité reçut à disposition « les rituels approuvés au Convent de Lyon, les grades suédois et ceux de la Grosse Landesloge de Berlin, les rituels des quatre grades intérieurs de la VII° Province et un rituel des Frères Clerici ,également de la VII°Province« . Onze jours plus tard, le 14 août, Charles de Hesse annonça au Convent réuni en sa 15° séance qu’après avoir comparé les anciens rituels à ceux arrêtés au Convent des Gaules, il avait chargé Willermoz de la rédaction du premier grade. Ce dernier donna lecture d’un projet qui s’intitulait « Rituel d’apprenti des chevaliers francs-maçons rectifiés ». Il s’ensuivit une vive discussion sur l’opportunité d’un tel titre, le Convent ayant résolu en sa 13° séance de renoncer à la filiation templière, non sans maintenir qu’il existait « un rapport » entre l’Ordre du temple et celui des franc-maçons, rapport que devait expliciter une « Instruction historique » destinée au dernier grade du Rite. Finalement on décida de ne pas adopter à ce stade l’intitulé de Willermoz, tout en reconnaissant aux loges de Vienne et de Berlin le droit de le conserver, si elles le désiraient. Moyennant quoi le rituel d’apprenti fut approuvé par 15 voix contre 3 après quelques corrections mineures ne portant que sur le style.

Lors de la 16° séance (15 août), Jean de Türckheim, chancelier de la V° Province et ami de longue date de Willermoz, présenta la Règle (à l’usage des loges réunies et rectifiées) qu’il avait préparée, déclarant qu’il l’avait conçue en forme d’une prière ou d’une prescription. Une première mouture ayant paru « trop étendue et trop chargée d’ornements oratoires« , il en avait concentré l’essentiel en une version plus courte  et simplifiée. Les deux furent lues à l’assemblée, toutes deux en neuf articles, la « longue » étant pourvue d’un préambule original et d’un épilogue. Le Convent décida de les approuver également, la version courte devant être lue à l’impétrant lors de son initiation, l’autre lui étant remise pour étude ultérieure.

Lors de la 17° séance (16 août), Willermoz donna lecture du catéchisme et de l’instruction finale d’apprenti, bien augmentée depuis l’ébauche de Lyon. Celui-ci suscita un débat assez vif sur la constitution ternaire de l’homme (esprit-âme-corps) dont le lyonnais voulait qu’elle soit un « secret » (ou « mystère ») de l’Ordre La composition ternaire de l’homme était un de ces points sur lesquels tombaient d’accord tous les occultistes du XVIII° siècle. La cérémonie d’ouverture d’un temple Coen débutait par le dialogue suivant:
« Le Souv: M. demande au Conducteur en chef d’Orient et d’Occident,
Quel est le motif qui vous rassemble dans ce lieu?
Le Commandeur d’Orient répond:
Puiss: M., le désir ardent que nous avons d’acquérir ce que nous avons perdu.
D. Qu’avez vous perdu?
R. La connaissance du corps, de l’âme et de l’Esprit; et de tout ce qui est contenu dans le macro et le microcosme.
D. Pourquoi êtes vous ainsi déchu de toutes ces connaissances?
R. Par la prévarication de nos premiers parents, laquelle nous a plongés dans les plus épaisses ténèbres. »

( « Cérémonies à observer pour les officiers du Temple des Elus Coens », dossier Thory, fonds F.M., Bibliothèque Nationale, Paris)
, illustré par les trois coups de maillet que reçoit le récipiendaire lors de sa consécration. Un délégué allemand, von Kortum, fit remarquer que la triple nature de l’homme, bien qu’enseignée « par plusieurs anciens docteurs de l’Eglise« , n’était que spéculation philosophique. Il suffisait à un chrétien de savoir que « son âme séparée du corps était immortelle« . Willermoz rétorqua que cette doctrine était conforme à l’Ecriture Sainte et explicitement citée par Saint Paul:

Que le Dieu de paix vous sanctifie lui-même en toute matière et que tout votre être, esprit, âme et corps, soit gardé irréprochable pour la venue de notre seigneur Jésus-Christ ( 1° épître aux Thessaloniciens, V.23).

Nonobstant cette opposition, le convent arrêta à la pluralité des voix que l’instruction serait adoptée « salva ratificatione » (sous réserve de ratification).

La 21° séance (21 août) fut consacrée au grade de maître écossais. Certains voulaient sa suppression, d’autres désiraient qu’il devint le premier de l’Ordre Intérieur. A l’opinion de Willermoz qui estimait que le grade écossais devait constituer une classe intermédiaire, séparée à la fois des grades bleus et de l’Ordre Intérieur, Charles de Hesse ajouta que la maçonnerie, par ses trois classes, devait représenter le ternaire fondamental: la 1° classe représentait l’Ancienne Loi, la 3° la Loi Nouvelle, la 2° devait être l’étape intermédiaire composée d’un ou plusieurs grades. Chefdebien, délégué de la III° Province (Occitanie), adversaire déclaré de Willermoz depuis que celui-ci lui avait refusé l’accès à la Grande Profession, ne voyait pas, déclara-t-il, la nécessité de cette classe intermédiaire puisque « l’Ancien Testament s’arrête là où commence le Nouveau« . Finalement on résolut que le grade écossais serait considéré comme le quatrième grade « symbolique » et constituerait une classe intermédiaire entre la maçonnerie et l’Ordre Intérieur, son objet essentiel étant la résurrection d’Hiram et la reconstruction du Temple. La même séance vit la lecture de l’acte de renonciation à la filiation templière, reprise en annexe (n° 147) aux protocoles du Convent.

Au cours de la 22° séance (22 août) fut débattue la question des « symboles » des grades dont certains voulaient qu’ils soient remplacés par ceux en usage dans la maçonnerie habituelle, la colonne brisée et le vaisseau démâté paraissant une allusion trop évidente à l’Ordre du Temple. On passa outre et Willermoz put donner lecture du rituel de compagnon proposé par la commission des rituels. Il fut adopté sans difficulté.

La 23° séance (23 août) vit la définition du nombre et du rang des officiers de la loge. Sept étaient essentiels (Vénérable, surveillants, orateur, secrétaire, trésorier et élémosynaire), deux facultatifs (maître des cérémonies et économe). Plus importante fut la décision de fixer à 21 ans l’âge minimum de réception, « de préférence prouvé par un certificat de baptême« . Cette exigence nouvelle n’était pas, on le voit, dictée par un souci d’orthodoxie religieuse (aucun des délégués n’aurait imaginé qu’on puisse initier un non-chrétien) mais bien par la volonté de s’assurer de l’âge du candidat par le seul document probant à l’époque.

Le projet de rituel du troisième grade fut présenté, par Willermoz toujours, lors de la 25° séance (25 août). Trois points particuliers furent adoptés:

  • Les trois coups donnés au récipiendaire le seraient au front, au coeur et à l’abdomen (curieusement Willermoz ne tint aucun compte de cette décision dans ses remaniements finaux.).
  • L’ancien mot du maître, Jéhovah, ne serait plus enseigné au nouveau maître mais seulement sa première (J) et sa dernière lettre (A).
  • Le nombre de larmes sur le tableau serait indéfini (Willermoz en voulait 27 au grade de maître et 81 à celui d’écossais).

Lors de la 26° séance (26 août), le Convent, sur proposition de Willermoz, estima opportun d’introduire une prière à l’ouverture et à la fermeture de la loge, « à l’instar de ce qui se faisait en Allemagne« . Après lecture du catéchisme du 3° grade, les délégués durent se prononcer sur l’ensemble des trois grades. Après un dernier plaidoyer de Charles de Hesse, les rituels furent adoptés, sous réserve de ratification ultérieurs par les loges du Régime. Il fut donné aux Provinces jusqu’à la fin de 1783 pour donner leur accord final (celui-ci ne vint jamais).

Le lendemain (27 août) eut lieu la réception au grade d’apprenti, selon le nouveau rituel, du Landgraf de Hesse-Hamburg. Le duc de Brunswick ouvrit les travaux qui furent présidés par Charles de Hesse, Willermoz faisant office de préparateur.

La 28° séance fut décisive. Willermoz y présenta un « Projet d’ébauche pour servir de base, au Rituel du 4e Grade » qui donna lieu à une discussion animée.

Le F. ab Eremo a présenté la première Esquisse du nouvel écossisme, 4. Grade de notre Maçonnerie Rectifiée : sur la quelle on a fait plusieurs remarques. On a demandé l’abolition du gibet & de la corde au cou par les récipiendaires : ce qui a été convenu à la pluralité. L’ Em.G.M.Gén. (Brunswick) & le Sér.F. a Leone resurgente  (Charles de Hesse) ont cependant protesté contre l’abolition de la Corde au cou. Le F. a Cruce cerulea  (Hyacinthe Chappes de la Henrière, député de la Préfecture de Nancy) a demandé la conservation des deux tableaux de l’écossisme du Convent des Gaules, surtout le Maître Hiram sortant du tombeau & l’autel avec le feu sacré : on a observé, que les nouveaux symboles présentés dans l’esquisse étaient connus depuis longues années en France, & y avoient été abandonnés. Le F. a Lilio convallium  (Bode) croit que nos maçons ne sont pas encore assez préparés à un écossisme aussi sublime & aussi religieux & a ajouté qu’il se souvenait que le tableau de l’écoss(isme) il y a 20 ans avait été partagé en trois parties: l’inférieur contenant quelques symboles & instruments Maçonniques, au milieu le Chandelier à 7 branches: autel des parfums, table des pains de proposition: l’arche d’alliance & les colonnes du Temple brisés; à la 3ème partie Supérieure il y avait le mont Sion et l’agneau céleste. Le F. ab Eremo a désiré qu’en adoptant le tapis conforme à celui indiqué par le F. a  Lilio convallium, on y ajouta le Maître Hiram Ressuscité & le feu sacré. Le Sér.M.Prov. (Charles de Hesse) étant entré dans les idées du F. ab Eremo, on est convenu de faire la rédaction d’après ces principes. (Orthographe modernisée).

La conclusion s’impose : à Willermoz échut le soin de rédiger la version définitive du 4° grade.

3. Le « Code ».

Le 3 août, lors de la 14° séance, un Comité fut désigné qui devait s’occuper « de tout ce qui avait rapport au Code et à la rédaction des Lois comme Règle, matricule, code des règlements des loges et de l’Ordre Intérieur« . Il fut composé de quatorze membres dont quatre français (Virieu et Jean de Türckheim, alliés de Willermoz; Chappes de la Henrière et Chefdebien, viscéralement opposés au lyonnais). Différents documents lui furent soumis dont les Codes de Lyon n’étaient qu’une partie, à côté des règlements de la Grosse Landesloge de Berlin, des lois et statuts suédois, des codes du Grand Orient de Hollande et d’autres.

Virieu donna lecture des premiers travaux de ce comité lors de la 16° séance (15 août). Il ne s’agissait que d’une introduction aux principes généraux qui devaient présider la rédaction du Code général, laquelle ne put être achevée faute de temps. Après divers rapports toujours partiels, le Grand Maître dut constater que le Code ne pourrait être élaboré au cours du Convent. Lors de la 28° séance (28 août), il en confia la rédaction ultérieure à Virieu, Jean de Türckheim, Kortum et von Knigge. Le lendemain, sur proposition de Virieu, il proposa que ces quatre frères préparent, chacun, un projet de code et le lui envoient. La rédaction finale serait établie au départ de ces propositions.

Le projet n’aboutit jamais et aucun des frères pressentis n’accomplit la tâche qui lui fut confiée. Le Convent s’acheva sur un projet sans lendemain, échec qui ne fut pas sans jouer un rôle dans la dissolution rapide de la Stricte Observance au cours des quelques années qui suivirent Wilhelmsbad. Soulignons en tout cas que les Codes établis à Lyon ne furent pas ratifiés par le Convent général quoiqu’en disent certains.

4. Le « Recès » final.

Le Convent fut clôturé le 1er septembre 1782. Jean de Türckeim lut le « recès » en huit articles, extrait des protocoles des séances, lequel fut adopté à l’unanimité. Son quatrième article traite des rituels:

Notre attention principale s’est portée sur les rituels des trois premiers grades, base commune de tous ceux qui s’appellent maçons. Occupés à réunir sous une seule bannière les autres régimes, nous sentions qu’il était impossible de l’effectuer sans conserver tous les symboles essentiels et séparer ceux que l’esprit de système y avait ajoutés. Pénétrés intimement que les hiéroglyphes de ce tableau antique et instructif tendaient à rendre l’homme meilleur et plus propre à savoir la vérité, nous avons établi un comitté (sic) pour rechercher avec le plus grand soin quels pouvaient être les rituels les plus anciens et les moins altérés; nous les avons comparé avec ceux arrêtés au Convent des Gaules qui contiennent des moralités sublimes et en avons déterminé un pour les grades d’apprenti, compagnon et maître, capable de réunir les loges divisées jusqu’ici et qui se rapproche le plus de la pureté primitive. Nous publions ce travail et invitons les loges à le méditer et à le suivre, permettant aux Provinces qui auraient des observations à y faire de les communiquer à notre Eminentissime Grand Maître Général. Et comme dans presque tous les régimes il se trouve une classe écossaise dont les rituels contiennent le complément des symboles maçonniques, nous avons jugé utile d’en conserver un dans le nôtre, intermédiaire entre l’ordre symbolique et intérieur, avons approuvé les matériaux fournis par le comitté (sic) des rituels et chargé le Respectable Frère ab Eremo (Willermoz) de sa rédaction.

Il n’est pas sans intérêt de comparer cet article à la lettre adressée par le duc de Brunswick aux FF. de la grande Loge Ecossaise-Mère « Frédéric au Lion d’Or » de Berlin (annexe n° 164 aux protocoles du Convent). Datée du 10 août 1782, elle montre la parfaite concordance de vue du « Magnus Superior Ordinis » avec les conclusions du recès:

L’Ordre ostensible des maçons a été divisé en deux classes essentielles, savoir l’Ordre maçonnique et un Ordre Intérieur. Le premier reste composé des trois grades fondamentaux d’apprenti, compagnon et maître, le second des deux grades qui forment ensemble un Ordre de chevalerie sous le nom de chevalier bienfaisant. Les FF. français se sont réservés le droit d’y ajouter ces mots: de la Cité Sainte. Entre le premier et le second il y aura un grade écossais qui n’a pu être fini, mais le plan a été convenu et la rédactiondece gradereste conférée à un de nos frères de Lyon qui a eu grande part à la rédaction des autres. le but particulier de ce grade, qui sera encore symbolique, sera d’offrir un passage de l’Ancienne Loi à la Loi de Grâce ou de Christ, et de préparer par là des vrais chevaliers de la Foy pour l’Ordre Intérieur auquel on réserve la règle et l’administration ostensible du futur Régime réuni.

L’article VI du Recès prit acte qu’il n’avait pas été possible d’entreprendre la rédaction du Code, ce qui aurait nécessité « de prolonger les séances au delà du terme limité par les occupations civiles des députés« . Le Convent s’était borné à en approuver une « introduction ».

Qu’en conclure sinon que, dans l’esprit des délégués et de leur chef, les rituels des trois premiers grades étaient bel et bien achevés. Seul le quatrième restait à l’état d’ébauche et sa rédaction finale confiée à Willermoz. L’affirmation si souvent rencontrée que les rituels bleus de Wilhelmsbad n’étaient qu’esquissés et qu’au lyonnais était confiée la tâche de les achever est une légende, intéressée certes, mais sans fondement. Ceci n’enlève rien au fait qu’il avait pris une part prépondérante à la rédaction des rituels bleus lors du Convent lui-même. Quant au Code définitif, il ne vit jamais le jour. Les Codes adoptés à Lyon, qualifiés à Wilhelmsbad de « précieuses esquisses« , ne furent jamais ratifiés par un Convent général.

5. Les rituels de Wilhelmsbad.

Ils furent imprimés en une brochure de vingt-quatre pages pour le premier grade, neuf pour le deuxième et onze pour le troisième, intitulée « Rituel du grade (d’apprenti, de compagnon, de maître franc-maçon) pour le régime de la maçonnerie rectifiée ». Plusieurs versions manuscrites en sont connues, dont celle conservée à la bibliothèque du Grand Orient des Pays-bas, intitulée « Ritual (sic) du grade d’apprenti pour le régime de la franche-maçonnerie rectifiée, rédigé au Convent général de l’Ordre tenu à Wilhelmsbad en 5782 et Règlements concernant les loges de cérémonie et de réception, aussi pour les banquets d’Ordre » (catalogue n° VI-h-7). Il porte en dernière page la mention « expédié pour la Très R. Grande L. (Régence) écossaise séante à Strasbourg. (signé) Fr. Türckheim cadet, chancelier du Grd. Dir. Ecoss. expédié pour la R.L. La Candeur et Ferdinand aux neuf étoiles à l’Orient de Strasbourg, réunis sous l’inspection de la Rble Grande L. Ecossaise y séante. (signé) F. Metzler, chanc. de la Grde L. Ecossaise ».  Les grades de compagnon et maître portent les numéros VI.h.8 et VI.h.9. Les versions imprimées et manuscrites ne diffèrent que sur quelques points.

Souvent comparables à ceux adoptés à Lyon, ils témoignent néanmoins d’une élaboration remarquable en bien des aspects.

Le triangle fait son apparition au mur d’Orient, avec la mention « Et tenebrae eam non comprehenderunt ». Il y remplace le symbole du grade (la colonne brisée) qui trouve sa place définitive « sur le tapis devant l’autel« . De même, l’étoile flamboyante orne l’Orient au 2° grade et le symbole du grade (la pierre cubique) est disposée devant l’autel.
La lettre B disparaît au 1° grade, modification somme toute logique, inspirée par l’exemple suédois : depuis 1750, cette lettre ne figurait plus sur le tableau d’apprenti (Feddersen, 1982, D/90, pl.5).
Pour la première fois l’ouverture des travaux prévoit l’allumage rituel des flambeaux, « en silence« , par le vénérable et de leur « lumière » par les surveillante et le secrétaire. C’était là une innovation notable, sans doute empruntée par Willermoz aux rituels Coens Lors de l’ouverture d’un temple Coen, l’illumination du « Tribunal » était minutieusement décrite. Elle faisait suite à la prière prononcée par le Souverain maître:
« Illumination.
Ensuite le Souv: M. allume son chandelier et les autres lumières prescrites par les Statuts Généraux: Il a soin que ce soit de la lumière de la bougie placée sur l’autel à l’Orient, laquelle ne doit jamais sortir de sa place. Dans les grandes cérémonies, il prend la bougie qui est au centre de son chandelier à sept branches, en faisant sept tours, à chacun desquels il prononce +.
Lorsqu’il a fini d’allumer les bougies que son grade, il ordonne aux deux Réaux + d’aller prendre chacun une bougie, pour continuer l’illumination.
Les deux Réaux + font ensemble une inclinaison, la main droite à l’ordre, et vont, savoir: celui qui est sur la droite du Souv: M., prendre une bougie du chandelier à trois branches qui est devant le Commandeur d’Orient; et le Réaux + qui est à la gauche, prendre la bougie qui est devant le Conducteur d’Occident; lesquelles ils présentent tous les deux au Souv: M., qui les allume à son chandelier à sept branches et les tend aux deux Réaux + pour aller allumer les autels d’Orient et d’Occident: le Réaux + de la droite, l’Orient; le Réaux + de la gauche l’Occident. Après avoir fait, ils reprennent leurs places en s’inclinant vers l’Orient.
Tandis qu’ils reprennent leurs places les surveillants du T(ribunal) s’inclinent tous les deux vers l’Orient et vont à pas libres allumer leurs lumières à l’autel du Conducteur d’Orient.
Les surveillants du P(orche) font la même cérémonie et allument leur lumière à l’autel du Conducteur d’Occident. »

(« Cérémonies à observer pour les officiers du Temple des Elus Coens », fonds Thory, B.N.)
La ressemblance avec l’illumination de la loge Rectifiée est frappante.
. En 1778 encore, les flambeaux étaient allumés avant l’ouverture de la loge selon l’usage constant de la maçonnerie française. Cet usage, toujours inconnu en Angleterre, sera plus tard adopté par les loges de tous rites et complété, au XX° siècle, par l’énoncé des paroles rituelles « Que la sagesse…que la force …que la beauté… » (au Rite écossais Ancien et Accepté et au Rite Moderne Belge).

Apparaissent également la succession des « heures », si caractéristique du Rectifié , et le retour à l’heure profane lors de la fermeture.

Une prière est prononcée à l’ouverture et à la fermeture de la loge. Le rituel imprimé ne comporte que celle de fermeture. Toutes deux sont contenues dans le manuscrit de La Haye.
Les fonctions du Préparateur sont considérablement développées: 8 pages manuscrites contre deux seulement à Lyon. Les questions d’Ordres sont celles de Lyon dans le texte imprimé. La version manuscrite, sans doute rédigée plus tard, ajoute à la première question cette chute nouvelle: « …et que pensez-vous de la religion chrétienne?« .

A la porte de la loge le récipiendaire décline son nom de baptême et celui de son père. L’introducteur l’abandonne, dès son entrée,  au soin du second surveillant qui lui fait subir l’épreuve du glaive.

La triple enceinte de Lyon disparaît, remplacée par les FF « formant la loge » autour du tapis lors des voyages (par le Nord, le Midi et le Nord) du récipiendaire, lequel assume pour la première fois les états de cherchant-persévérant-souffrant. Après avoir gravi, puis redescendu , les trois premières marches de l’escalier du temple, il gagne l’Orient par « trois grands pas en équerre sur le tapis » (le premier de l’Occident au Midi, le deuxième du Midi au Septentrion, le troisième du Septentrion à l’Orient), subit l’épreuve fictive du sang et prête une obligation qui, innovation sans doute due à la religiosité du duc de Brunswick, contient une clause de fidélité à la « sainte Religion Chrétienne ». Au préalable il a du répondre à la question concernant l’évangile de Saint Jean ainsi formulée: « Votre main est posée sur l’évangile de Saint Jean, le croyez-vous? » (à Lyon, la question était « y croyez-vous? ».). Les châtiments physiques sont remplacés par une pénalité toute morale: « Si j’y manque, je consens d’être réputé homme sans honneur et digne du mépris de tous mes frères… » Les pénalités physiques d’autrefois sont cependant rappelées dans l’Instruction morale du grade qui les énumère in extenso, non sans ajouter qu' »une sage précaution les fit supprimer ».

Le catéchisme, ou instruction par questions et réponses, est divisé en trois sections. Il distingue trois lumières, qui sont « le soleil, la lune et le vénérable maître« , de trois autres, représentées par le chandelier à trois branches de l’autel d’Orient, qui font allusion à la « triple puissance qui ordonne et gouverne le monde« , notion des plus martinéziste malgré son apparence trinitaire. Le premier ensemble ne peut désigner que les flambeaux d’angle. La Bible cesse d’être un « meuble »: « elle signifie le pouvoir qui est confié au vénérable maître, qui est fondé sur la loi même qui constitue la loge« .

Le pavé mosaïque qui à Lyon « ornait le seuil de la porte et s’appliquait aux compagnons » couvre ici « l’entrée du souterrain du temple entre les deux colonnes », rappel sans doute des degrés « cryptiques » que Willermoz connaissait de longue date. N’avait-il pas fait suivre sa signature du titre « Roïal Arche » dans la lettre à Chaillon de Jonville, citée plus haut? Relevons cependant que le souterrain sous le Mont Moriah était également décrit dans un catéchisme des Elus Coens, le « Philosophe Elu Coen de l’Univers ».

L’ouverture successive aux 1°, 2° et 3° grades est prescrite lors des travaux aux grades supérieurs, sans qu’il soit possible d’y déroger. Au grade de compagnon apparaît la 2° maxime (« Celui qui ayant embrassé le chemin de la vérité n’a pas le courage…« ) qui vient compléter les deux prévues à Lyon, tandis que le récipiendaire est dispensé des deux derniers des cinq voyages. Il gagne l’Orient « par les trois mêmes pas du grade d’apprenti par-dessus le tapis » après avoir monté cinq marches en marquant un temps d’arrêt après le troisième.
Au grade de maître, le tableau à tête de mort est triplé ainsi que l’inscription « pensés (sic) à la mort« . Le mausolée est ainsi décrit:

dans l’angle du Sud-Ouest sera un tableau ou mausolé (sic) posé sur une baze (sic) triangulaire élevée sur trois marches. Au milieu de cette baze sera une urne sépulchrale du haut de la quelle s’élèvera une vapeur enflammée ascendante, et détachée de l’urne: au-dessous de l’urne seront à chaque angle du monument trois petites boules de couleurs bien tranchantes faisant en tout neuf, avec ces mots: « Tria Formant »; et au-dessous de la vapeur enflammée sera une autre inscription avec ces mots: « Deponit Aliena, Ascendit Unus ».

Introduit à reculons, le candidat effectue neuf voyages puis monte les sept marches de l’escalier du temple, avant de gagner l’Orient par trois pas « en diagonale par-dessus le tableau« .

L’ancien mot du maître n’est plus communiqué, mais seulement les lettres J. et A., déjà inscrites sur le tapis. Cette décision signifiait l’abandon de la tradition française, conservée au Rite du même nom, qui prévoyait la communication de l' »ancien mot », en fait le tétragramme hébraïque, dès la réception à la maîtrise. Le troisième grade se vit ainsi amputé de sa conclusion logique, d’où la nécessité d’un grade supplémentaire qui vienne pallier cette lacune. Le même processus, en Grande-Bretagne, amena le développement du degré de l’Arche Royale.

Le « nom » du maître est Gabaon et le mot de reconnaissance Schi…

L’ébauche du quatrième grade, avec l’introduction de Saint André et de la Jérusalem céleste, est publié en annexe.

6. L’influence méconnue du Rite Suédois.

En arrivant à Wilhelmsbad, Willermoz ne connaissait des rituels suédois que ce que Charles de Hesse avait bien voulu lui confier dans une lettre du 22 septembre 1780 (publiée in Van Rijnberck, 1948 : 19). Lors de la 12° séance (31 juillet), il demanda que « soient lus les différents cahiers arrêtés au Convent National (de Lyon), ainsi que ceux de Suède et de Berlin ». Il eut gain de cause puisque ceux-ci furent remis, nous l’avons vu, au comité des rituels.

On sait peu de chose du Rte Suédois en dehors des pays scandinaves, sinon qu’il est chrétien et que l’influence française, et non britannique, y est prédominante, la franc-maçonnerie ayant été introduite en Suède en 1735 par le comte Axel Ericson Wrede-Sparre, initié à Paris vers 1730, suivi par le baron Charles-Frédéric Scheffer, initié lui aussi à Paris le 14 mai 1737 dans la loge Coustos-Villeroy, qui devint le premier Grand Maître National en 1753. En 1756, les rituels français utilisés jusque là furent revus par une commission présidée par le Comte Posse, vénérable de la loge Saint Jean Auxiliaire (le baptiste) fondée le 13 janvier 1752. La même année fut « régularisé » Charles Frédéric Eckleff (1723-1786), un employé du ministère des affaires étrangères, qui fonda, le 30 novembre, une loge de Saint-André intitulée « L’Innocente », puis, le 25 décembre 1759, le « Chapitre Illuminé de Stockholm ». Devenu Ordens+Meister, il le présida jusqu’à ce que lui succède, le 14 mai 1774, le duc de Sudermanie (1748-1818) qui deviendra roi de Suède en 1809 sous le nom de Charles XIII.  Ces deux personnages donnèrent au Rite Suédois la forme qui est toujours la sienne : trois grades symboliques dits de Saint-Jean, trois grades écossais, dits de Saint-André, quatre grades capitulaires d’inspiration templière et un grade ultime, le onzième, dit Chevalier Commandeur de la Croix Rouge.

En 1782, le système était encore inachevé. Le prince Charles de Hesse en énuméra les grades lors de la 9° séance du convent :

  • Loges de Saint Jean. Apprentif, Compagnon, Maître.
  • Loges de Saint André. Appr. Comp. Maître.
  • Chev. d’Orient. Historique du T.
  • Chev. d’Occident – continuation du T. , nommé sous officier ou officiant.
  • Grand Officier ou Confident de Saint Jean.
  • Magister Templi

Les rituels scandinaves sont rarement mentionnés et ne sont jamais discutés. Le souci du secret, très développé dans ces lointaines contrées, a toujours empêché qu’ils soient divulgués. Aujourd’hui encore ils sont jalousement conservés dans les archives des loges et confiés aux officiers pour la seule durée des tenues. Ils ne furent jamais publiés en français, ni en anglais. Je n’en connais qu’une divulgation allemande, plus tard traduite en néerlandais, « Sarsena… » (Bamberg, 1816) qui n’en présente que les grades de Saint-André (P.Noël, 1998). Willermoz pourtant les reçut en dépôt, en suédois et en français, ce qui explique que certains d’entre eux (les grades de Saint-André en tout cas) se trouvent aujourd’hui à la bibliothèque municipale de Lyon.

Personne, à ma connaissance, n’a remarqué l’importance des apports suédois aux rituels adoptés à Wilhelmsbad. Il suffit pourtant d’avoir assisté à une tenue au grade d’apprenti, à Stockholm ou ailleurs, pour constater ces emprunts. Je n’en citerai que les plus significatifs :

  • L’absence de la lettre B sur le tableau de la loge d’apprenti.
  • Les répétitions des annonces par les deux surveillants.
  • La succession des heures (midi, midi plein) en ordre croissant et décroissant lors de l’ouverture et de la fermeture des travaux.
  • La triple répétition des signes pour ouvrir et fermer la loge.
  • La succession cherchant-persévérant-souffrant.

(Par contre, l’influence française est tout aussi évidente. Ainsi la disposition des flambeaux d’angle dans ce système est celle du Rite Français (NE, SE et SO), qui fut abandonnée lors de la réforme de Lyon au profit de la disposition « écossaise ». Ajoutons que la réception à la maîtrise est pratiquement identique à celle adoptée par le Grand Orient de France en 1786).

Autre élément significatif, saint André fut introduit à Wilhelmsbad dans l’ébauche du 4° grade. Or celui ci avait été omis à Lyon, délibérément sans doute puisque Willermoz connaissait, depuis 1761 au moins, un « Chevalier de l’Aigle, du Pélican, Chevalier de Saint-André ou Maçon d’Heredon », c’est à dire le Rose-Croix (A.Joly, 1938 :.9). Pourquoi a-t-il introduit, ou accepté, à Wilhelmsbad une référence qu’il avait négligée 4 ans plus tôt ? Est-il insensé de penser que l’importance accordée à l’apôtre par le système suédois fut la cause de ce revirement ?

IV.  Les remaniements d’après Wilhelmsbad.
1.Le demi-mensonge de Willermoz.

Le Convent, loin d’être le succès espéré, sonna le glas de la Stricte Observance. Les loges allemandes rechignèrent à accepter la réforme de Lyon et, pour la plupart, soit en revinrent à la maçonnerie anglaise soit se tournèrent vers d’autres horizons. Là n’est pas notre propos.

Les Français, par contre, voulurent achever le travail entamé. Dans la lettre célèbre qu’il adressa à Charles de Hesse le 10 octobre 1810, Willermoz s’en explique en des termes soigneusement choisis qui ne révélaient que ce qu’il voulait bien dire à son lointain correspondant:

Votre Altesse se rappelle sans doute que le temps que les députés au Convent général pouvaient accorder pour la durée de cette assemblée étant insuffisant pour perfectionner la multitude des travaux projetés, on s’occupa d’abord des plus importantes; on se borna ensuite à esquisser la réforme des grades symboliques et des deux de l’Ordre Intérieur. L’esquisse des trois premiers considérés comme suffisante pour satisfaire la première impatience des loges et des chapitres et leur faire connaître le véritable esprit qui avait dirigé ce travail fut imprimé et distribué aux députés. Une commission spéciale prise dans le sein de l’assemblée parmi les frères d’Auvergne et de Bourgogne, connus pour les plus instruits, fut chargée d’en faire plus à loisir la révision et la rédaction définitive avec la faculté de s’adjoindre à Lyon et à Strasbourg les frères qu’ils jugeraient les plus capables de leur (sic) aider à perfectionner ce grand et important travail. La rédaction définitive adoptée par les trois provinces françaises et celle d’Italie fut présentée à l’Eminent Grand Maître Général qui l’approuva en 1787. Dès lors, ils furent publiés dans les chapitres de France. (in Steel-Maret, 1893, p.6).

Ce n’était là que demi-vérité. Selon le Recès, les grades bleus avaient été bel et bien achevés à Wilhelmsbad, seuls restaient incomplets le quatrième et ceux de l’Ordre Intérieur. Les chevaliers d’Auvergne et de Bourgogne n’avaient nulle part été constitués en commission des rituels et Willermoz avait outrepassé le mandat reçu en remaniant encore les grades bleus. Certes Brunswick avait entériné, en 1787, la version que le lyonnais lui proposait mais jamais il n’eut connaissance de la rédaction finale des degrés, achevée l’année suivante seulement.

La version officialisée par l’accord a posteriori du Grand Maître Général est déposée aux archives municipales de Lyon. Intitulée « Rituel pour le régime de la franc-maçonnerie rectifiée adoptée au Convent général de l’Ordre à Wilhelmsbad en 1782 » (toutes les versions postérieures au Convent portent la mention « adoptée au Convent général »!), elle porte en première page la précision suivante: « Originaux des grades maçonniques pour les Archives du Directoire Général de Lyon en juillet 1784…utilisés de 1783 à 1788″, mais 1788 est biffé et remplacé par 1785, date qui est celle d’une révision dont nous reparlerons. Certifiés par Millanois, ils furent sans doute utilisés jusqu’à cette date (Ms 5922, bibliothèque de la ville de Lyon).

Publiés récemment par l’I.M.R.E.T.(1987), ils ne s’éloignent guère de ceux adoptés à Wilhelmsbad. Comme de juste, ils prévoient l’ajout de la religion chrétienne dans la première question d’Ordre. Pour le reste la seule modification notable est le déplacement du S.E. au N.E. du triple flambeau d’Orient au troisième grade.

Le 5 mai 1785, le Directoire d’Auvergne décida que le nom de l’apprenti serait dorénavant Phaleg, suite aux révélations de l' »Agent Inconnu » A partir d’avril 1785, Willermoz se désintéressa de son système rectifié. Les révélations mystérieuses d’un « agent », écrites sous une inspiration « surnaturelle », analogue au sommeil magnétique, retinrent toute son attention. Il fonda la « Société des initiés »consacrée à l’étude de ces textes et y reçut Saint-Martin. Selon l’agent inconnu, Tubalcaïn était un personnage détestable, « capable des plus honteuses prévarications en voie charnelle ». Le caractère libidineux du « premier ouvrier en métaux » ne permettait pas qu’on utilise son patronage. Ce n’est que deux ans plus tard que les « initiés » devinrent plus critiques, lorsqu’ils apprirent que l’agent n’était autre qu’une chanoinesse de Remiremont, Marie-Louise de Monspey (Madame de Vallière). Elle n’en continua pas moins à leur envoyer ses « révélations » jusqu’à la fin du siècle. Reconnaissons que l’Agent ne faisait que confirmer les affirmations de Martinez. Le « Traité  de la Réintégration des Etres… » distingue deux sortes d’hommes selon qu’ils descendent de Cain ou de Seth. Les premiers sont irrémédiablement perdus, les seconds susceptibles de recouvrer l' »état glorieux » d’Adam avant sa chute.  Tubalcain appartient de toute évidence à la première catégorie, Phaleg à la seconde. . Tubalcaïn étant un ouvrier en métaux, son initiation ne pouvait être qu' »impure », l’apprenti devant être dépouillé de ses métaux. Phaleg, descendant de Sem, béni par Noé, était « le véritable instituteur de la maçonnerie et le premier qui ait tenu loge ».

2. La dernière révision (1787-1788).

La rédaction finale fut achevée par Willermoz de novembre 1787 à avril 1788, époque qui vit le séjour à Lyon de Louis -Claude de Saint-Martin. Est-ce le « philosophe inconnu » qui lui inspira cette ultime révision? C’est possible, sinon probable (je n’affirme rien). L’ancien secrétaire du « Grand Souverain » s’était toujours tenu à l’écart de la maçonnerie templière, malgré une adhésion tardive et de principe, et ses ouvrages montrent qu’il était resté très proche des enseignements de son maître disparu. A-t’il réveillé chez son ami une flamme quelque peu négligée? Des notes de Willermoz le suggèrent (Dachez et Désaguliers, 1990, pp.16-20). En tout cas la dernière version des rituels bleus, envoyée en 1802 au vénérable maître Achard de la loge de Marseille « la Triple Union » (Ms FM 418, B.N. Paris), témoigne d’une imprégnation Coen jamais atteinte jusque là. Elle ne fut jamais, à ma connaissance, soumise à l’approbation des supérieurs allemands de l’Ordre. Ces rituels , utilisés de nos jours par les loges rectifiées de la Grande Loge Nationale française, ne peuvent, en tout état de cause, être présentés comme conformes aux décision de Wilhelmsbad. Ils s’en éloignent par trop d’innovations qui auraient bien surpris les délégués au Convent.

Les instruments (équerre, niveau, perpendiculaire) complètent le tableau du premier grade.

L’Introducteur accompagne le candidat durant ses voyages, avec le second surveillant.

Le candidat rencontre au cours de ceux-ci les « éléments » (mieux vaudrait dire les « essences spiritueuses »): le feu au Midi, l’eau au Nord, la terre à l’Occident. Cette péripétie, que ne connaissent ni le Rite Ecossais Philosophique ni le Rite français ( les épreuves-purifications y furent introduits à la même époque mais leur signification y est toute différente), relève de la cosmologie de Martinez. Le caractère ternaire de la Création  est le reflet de la « Triple Puissance » qui gouverne le monde: la Pensée, la Volonté et l’Action divine, représentées dans la loge par le triple chandelier d’Orient. D’après Martinez, l’Univers a la forme d’un triangle dont la pointe regarde l’occident, chaque angle étant occupé par un des trois éléments fondamentaux de la matière:

Nord                         Sud
eau                          feu

Occident
terre

Au grade d’Apprenti de l’Ordre des Elu-Coens, les trois éléments sont ainsi disposés autour du candidat, couché à même le sol, les pieds vers l’Orient, et enveloppé dans trois tapis, noir, rouge et blanc, emblématiques desdits éléments (C.A. Thory, 1812, pp. 246-247). Le rituel rectifié rappelle cette disposition et souligne que le candidat parcourt les trois régions en lesquelles le monde est divisé.

Les emblèmes de la Justice (à l’Orient) et de la Clémence (à l’Occident), allusions à la chute du premier homme et à la condition de sa « réintégration » en son état primordial, son successivement présentés au récipiendaire lorsqu’il reçoit « le premier rayon de lumière« .

Au grade de compagnon furent introduits la « vertu » du grade (tempérance) et le rejet de pièces de métal (fer, airain, argent) qui ponctue les trois voyages du récipiendaire, usage sans précédent dans la franc-maçonnerie du XVIII° siècle. L’Instruction ajoute qu’elles devraient être cinq, en conformité avec le nombre théorique de voyages dont les deux derniers sont épargnés à l’impétrant.

D : Qu’avez-vous appris dans les trois voyages que vous avez faits?
R : J’ai éprouvé les vices des métaux mais docile aux avis de mon guide, je les ai jetés à mes pieds, hors de l    ‘enceinte du temple et j’ai obtenu des maximes salutaires.
D : Quels étaient ces métaux?
R : Dans mon premier voyage, j’ai trouvé l’argent au Nord; dans mon deuxième, l’airain au Midi et, dans le     troisième, le fer à l’Occident.
D : Pourquoi ne vous a-t’on pas fait éprouver l’or qui est le premier des métaux?
R : Parce que l’or étant à l’Orient, les apprentis et les compagnons ne pourraient le découvrir.
D : Pourquoi ne vous a-t’on pas fait connaître les deux autres métaux?
R : Je ne sais, ayant été dispensé des deux derniers voyages.

Cette péripétie nouvelle était empruntée au grade de Maître élu, quatrième grade de la hiérarchie coen qui en contenait onze (R.Dachez, 1981, pp. 189-191). L’épreuve la plus remarquable du rituel est un ensemble de cinq serments que doit prêter le récipiendaire, aux quatre points cardinaux puis au centre du temple. Chacun se termine par la formule « Abrenuncio » et le rejet d’une pièce de métal: de plomb à l’Occident, de fer au Septentrion, de cuivre au Midi, d’or à l’Orient et d’argent au centre. L’ordre des métaux diffère mais l’inspiration est bien reconnaissable.

Le troisième grade, inchangé dans l’ensemble, voit l’introduction de la vertu de prudence qui complète l’énumération des vertus cardinales.

3. Le grade de maître écossais de Saint André.

Il ne fut achevé qu’en 1809 par Willermoz alors âgé se 79 ans et devenu bien seul:

J’ai annoncé plus haut à Votre Altesse que le travail de rédaction presque fini du 4° grade avait été forcément suspendu en 1789…Vingt années se sont écoulés en cet état, mais l’année dernière après la grande maladie que j’essuyai me voyant rester seul de tous ceux qui avaient participé à cet ouvrage, effrayé du danger que je venais de courir et sentant vivement toutes les conséquences fâcheuses qui en résulteraient si cette lacune dans le régime rectifié n’était pas rempli avant ma mort, j’osai entreprendre de le faire (in Steel-Maret, 1893, pp. 12-13)

Dans cette lettre adressée en 1810 à Charles de Hesse, le patriarche lyonnais rappelait que le Convent n’avait arrêté que les bases du quatrième grade, avec le tableau de la Nouvelle Jérusalem et la montagne de Sion surmontée de l’agneau triomphant. Par contre, il s’abstint soigneusement d’ajouter que les « discours » et l' »Instruction finale », entièrement de sa main, constituaient une introduction très complète à la doctrine de Martinez et un excellent prélude aux enseignements de la (Grande) Profession, que n’avaient jamais, et pour cause, prévus les députés au Convent.. De fait ces textes étaient l’occasion d’expliciter enfin la filiation spirituelle de l’ensemble de l’oeuvre.

Le grade lui-même ne s’écarte guère de l’ébauche de Wilhelmsbad. Le quatrième tableau et son évocation de l’Apocalypse, la référence à saint André paraissent bien appropriés à un grade de transition qui « figure le passage de l’Ancien au Nouveau Testament« . Rien là de bien neuf. Au-delà même de l’ébauche du Convent, Willermoz n’avait qu’à puiser dans ses souvenirs: le dernier grade du chapitre des chevaliers de l’aigle noir n’était-il pas, en 1761, la « chevalier de Saint André » (A.Joly, 1938, p.9). Quant à la Nouvelle Jérusalem, elle apparaissait au grade de « Sublime Ecossais » (source probable du 19° degré du Rite Ecossais Ancien et Accepté) qui avait pour thème « une haute montagne où il y a une ville carrée qui a douze portes » (lettre de Meunier de Précourt, 1761, in Steel-Maret, 1893, p.75). Ces développements permettaient à Willermoz d’affirmer « L’Ordre est chrétien, il doit l’être  et ne peut admettre dans son sein que des chrétiens ou des hommes libres disposés à le devenir de bonne foi ».

L’instruction était aussi l’occasion de définitions dont le style et la conception semblent empruntées aux catéchismes en usage dans le diocèse de Lyon à l’époque (J.Granger, 1978, in « La Franc-maçonnerie chrétienne et templière des Prieurés Ecossais Rectifiés », 1982). Ainsi en va-t-il des Juifs exclus « religieusement » du Rite, de la fraternité limitée aux seuls maçons chrétiens, de l’Ancienne Loi considérée comme « abolie ». Toutes, notons-le, furent introduites tardivement (les rédactions antérieures les ignoraient) alors que s’affirmait le messagemartinéziste. .

Le patronage de Saint André permit aussi l’achèvement de la médaille du grade. Jusque là,  elle n’avait qu’une face avec le double triangle et l’initiale du nom d’Hiram, comme le montre la médaille de maître écossais de Willermoz conservée à la bibliothèque municipale de Lyon. Depuis la révision finale, elle présente à son revers le martyre de l’apôtre sur la croix « en sautoir » qui porte son nom.

V. Epilogue.

Willermoz vit-il jamais exécuter son dernier rituel? On peut en douter. Le Rite Rectifié ne se remit jamais des événements révolutionnaires qui virent la disparition des institutions fondées avant 1789. Certes quelques loges ranimèrent le flambeau, à Marseille, Avignon, Paris et, surtout, Besançon mais leur existence fut éphémère ou sporadique. Cambacérès, chef de la maçonnerie française sous l’Empire, accepta la Grande Maîtrise du Rite en 1809 mais ce fut là un geste de pure forme. Willermoz remit à la Préfecture de Neustrie (Paris) cahiers et rituels en 1808 mais celle-ci ne survécut guère à cet envoi. Lorsqu’il mourut, le 29 mai 1824, ne subsistaient que le Grand Prieuré d’Helvétie, fondé en 1779, et celui de Bourgogne, reconstitué à Besançon en 1817, tous deux appartenant à la V° Province.

Après quelques années de léthargie, le Directoire  de Bourgogne fut réveillé à Besançon le 5 avril 1840,  peu avant la reprise des travaux (5 juin) de la loge « La Sincérité et la Parfaite Union »  qui s’unit le 26 septembre 1845à la « Constante Amitié » du même Orient. Dépositaires des archives de l’ancien Directoire de Strasbourg, V° province, cette loge, inscrite aujourd’hui encore au tableau du Grand Orient de France, abandonna par la suite la pratique du Rite Ecossais Rectifié, pour ne la reprendre qu’en 1937.

De nos jours, les deux seules filiations légitimes du Rite sont le très irrégulier Grand Orient de France et le Grand Prieuré Indépendant d’Helvétie, obédience-mère des Grands Prieurés actuels , qu’ils soient  « des Gaules », « de France », « d’Amérique » ou « de Belgique » Comme pour toute obédience de « hauts-grades », leur régularité dépend de celle des Grandes Loges où elles recrutent leurs membres. .

VI. Conclusions.

Mon récit s’arrête là car les péripéties ultérieures renvoient sans plus à l’évolution idéologique et obédientielle des XIX° et XX° siècles. Une seule mérite d’être citée: la décision du Directoire du Grand Prieuré d’Helvétie de scinder le quatrième grade en « maître écossais » et « maître parfait de Saint André » (29 novembre 1893). Cette partition qui allège le pesant rituel de 1809 s’accompagna aussi, heureusement, de la suppression des remarques désobligeantes, voire outrageantes, à l’égard des Juifs ( également expurgées des rituels en usage de nos jours en Belgique).

Les rituels du Rite Ecossais Rectifié furent élaborés en quelques vingt-quatre années, de 1775 à 1809, qui virent un travail intense et une mise en place laborieuse. On peut y distinguer quatre étapes essentielles: les rituels de Lyon, ceux de Wilhelmsbad, la version « courte » de 1785, la version « longue » de 1788, cette dernière caractérisée par une imprégnation martinéziste qui devait culminer dans le rituel de 1809. Rien n’empêcherait, aujourd’hui, les loges rectifiées de choisir l’un ou l’autre de ces rituels successifs, tous conformes à un moment de la pensée du fondateur.

L’empreinte d’un seul homme, Willermoz, donna à toute cette entreprise une cohérence que peuvent lui envier bien des Rites maçonniques. Convaincu que la maçonnerie devait enseigner des « vérités essentielles », il les trouva, ou crut les trouver , dans l’enseignement de Martinez de Pasqually. Ainsi instruit, il n’eut de cesse qu’il ait imprégné l’institution maçonnique de ce martinézisme, allusif dans les grades bleus, apparent dans les discours et l’Instruction finale du quatrième grade, avoué dans les Instructions secrètes de la Profession. Reconnaissons qu’il sut habilement se servir de la tradition maçonnique française pour communiquer un message théosophique qui lui était étranger.

Mais si le martinézisme est sans conteste la ligne directrice de la réforme, la structure du Rite reste celle de la maçonnerie ordinaire, c’est à dire une adaptation plutôt réussie de l’héritage britannique. Heureusement d’ailleurs puisque cela seul justifie qu’il ait sa place au sein de la maçonnerie régulière. Nous pouvons sans crainte poser la prémisse suivante: le Rite Rectifié est une forme parmi d’autres de maçonnerie traditionnelle qui s’en distingue par un apport doctrinal extra-maçonnique dont chacun fait ce qu’il lui plaît, Martinez n’étant ni un juge infaillible ni, a fortiori, un Père de l’Eglise.

Le christianisme du Rite, si souvent allégué, est, à mes yeux, un faux problème. Certes Willermoz était un chrétien dévot et un catholique engagé, ce que n’étaient ni Martinez ni Saint-Martin, chrétiens eux aussi mais bien peu orthodoxes. Les rituels qu’il rédigea s’en ressentirent malgré le soin qu’il mît à les rendre acceptables aux luthériens de Strasbourg et d’ailleurs. Vu le personnage, on ne peut s’étonner d’affirmations écrites sous l’Empire telles : « Les Juifs, les mahométans et tous ceux qui ne professent pas la religion chrétienne ne sont pas admissibles dans nos loges » (Instruction finale du quatrième grade) ou encore  « L’institution maçonnique, tous les faits le démontrent, est religieuse et chrétienne » (lettre de 1814-1815, in cahiers verts, n°10-12, 1992, pp. 241-268). Willermoz était un homme de son temps, d’une époque où les Juifs n’étaient que tolérés dans la société. Rien ne sert de le lui reprocher, n’est pas l’abbé Grégoire qui veut! Remarquons plutôt qu’il fallut 1809 pour que soit explicitée une exclusion jusque là tacite. Outre une radicalisation due à l’âge que j’appellerais volontiers le syndrome de Jean Barrois, j’y verrais plutôt la réaction à une situation nouvelle qui rendait plausible  ce qui était autrefois impensable: la candidature d’un Juif à l’initiation maçonnique. N’avaient-ils pas enfin acquis, en 1791, ce droit de cité que l’Ancien Régime leur avait toujours refusé?

Les oeillères et les petitesses du patriarche lyonnais, pour compréhensibles (je ne dis pas excusables) qu’elles soient, suffisent en tout cas pour que nous refusions, sans crainte d’altérer la « tradition », des affirmations aujourd’hui inacceptables même pour l’Eglise de Jean-Paul II. Certains affirment, certes, que le Rite Rectifié est chrétien dès le premier grade  et ne peut accepter que des chrétiens à l’initiation. Cette évidence découlerait du contenu des rituels, sans même qu’il faille insister sur la personnalité de son rédacteur. Or les rituels symboliques , si on veut bien les lire naïvement, ne disent rien de tel. Ils sont d’abord des rituels maçonniques entièrement basés sur la construction du temple de Salomon et sa réédification par Zorobabel, sans  contenu intrinsèquement chrétien.

La clause de « fidélité à la Sainte Religion Chrétienne » de l’obligation Il ne suffit pas d’exiger dans un serment la fidélité  à la religion chrétienne (ou israélite, ou musulmane) pour que l’objet de ce serment devienne chrétien (ou israélite ou musulman). Imaginez qu’une telle clause soit ajoutée au serment d’Hippocrate, cela ne ferait pas de la pratique médicale une pratique chrétienne (ou israélite ou musulmane). , le nom de baptême du candidat et celui de son père (question qui revient à exclure les convertis, un comble même à l’époque), la question d’ordre concernant la religion chrétienne (introduite après Wilhelmsbad) sont des ajouts de surface qui ne changent rien ni au fond des rituels ni à leur « efficacité » initiatique, ni même à l’économie générale du système comme le démontre à satiété l’usage constant des loges Rectifiées belges qui les ont supprimés depuis l’introduction du Rite dans ce pays. L’exposition de l’évangile de Saint Jean est une constante de la maçonnerie continentale depuis son introduction en France et ailleurs (14) L’insistance sur l’Evangile de Saint Jean  vient, me semble-t’il, non de son contenu « ésotérique » mais plutôt de l’importance toute particulière que lui accordait l’Eglise catholique d’avant le Concile de Vatican II. Son prologue était exposé durant la messe et lu par le prêtre après qu’il eût renvoyé les fidèles, quel que soit le jour de l’année liturgique. . Quant aux prières elles ne présentent aucun caractère confessionnel et peuvent être prononcées par tous. Qu’en conclure sinon que les grades bleus rectifiés sont exclusivement « vétéro-testamentaites » comme leurs homologues du Rite Moderne Belge ou du Rite Anglais (ce qui bien sûr n’interdît à personne d’en faire une lecture chrétienne, comme c’est depuis toujours le lot du Pentateuque ou de ce merveilleux chant d’amour charnel qu’est le Cantique des Cantiques). Willermoz lui-même l’admit dans une lettre adressée à Bernard de Türckheim (8 juin 1784, in Renaissance Traditionnelle, 26:285, 1978):

Vous ne pouvez nier que les trois premiers grades ne peuvent présenter que des emblèmes et des symboles…tous fondés sur le temple de Jérusalem ou l’Ancien Testament qui lui-même est fondé sur la Loi écrite ou religion révélée qui a succédé à la Loi ou religion naturelle, lesquelles sont désignées dans nos loges par les deux colonnes du vestibule.

L’Instruction finale de 1809 ne dit rien d’autre:

Tout ce que vous avez vu jusqu’à présent dans nos loges a eu pour base unique l’Ancien Testament et pour type général le temple célèbre de Salomon à Jérusalem qui fut et sera toujours un emblème universel.

Avec le quatrième grade apparaît une autre dimension. Le tableau final est la première référence chrétienne univoque qui soit présentée au maçon rectifié dans le corps d’un rituel, et non dans une glose connexe ou un commentaire parallèle. Rien là que de très normal puisque ce tableau « dont l’explication est si facile figure pour le maçon le passage de l’Ancienne Loi qui a cessé à la Nouvelle apportée aux humains par le Christ » (Instruction finale). Le message est clair. Si les grades bleus sont « vétéro-testamentaires » et maçonniques, ce cycle est clos par le quatrième grade qui annonce ou plutôt ouvre le cycle chevaleresque chrétien. Les deux Ordres, maçonnique et équestre, articulés par un grade de transition, sont distincts comme le sont le Craft britannique et l’Ordre des Knights Templar (ou du Red Cross of Constantine), articulés par le degré intermédiaire du Royal Arch. Dans les faits, le Rite Rectifié s’aligne sur la maçonnerie anglo-saxonne qui offre une série de degrés non-confessionnels et d’autres, chrétiens, ouverts à tous ceux qui en acceptent la spécificité. Rien n’empêche donc qu’un maçon reçoive les quatre premiers grades du Rite rectifié et s’abstienne de poursuivre si sa conscience lui interdit d’accepter le christianisme de l’Ordre Intérieur. N’est-ce pas ce que  Willermoz écrivait  dans la lettre déjà citée de 1814-1815:

La première des trois question d’Ordre présentée à la méditation du candidat dans la chambre de préparation est ainsi formulée: quelle est votre croyance sur l’existence d’un Dieu créateur et Principe unique de toutes choses, sur la Providence et sur l’immortalité de l’âme humaine, et que pensez-vous de la religion chrétienne? A cette question le candidat répond librement tout ce qu’il veut et on ne le conteste nullement. On lui présente les mêmes questions aux deuxième, troisième et quatrième grades et on ne le conteste point sur ses réponses. Mais au quatrième on le prévient que le moment est venu de faire connaître franchement ses pensées sur leur contenu et que ses progrès ultérieurs dans l’Ordre dépendront de la conformité de ses principes et opinions avec ceux de l’Ordre.

Le candidat répond donc librement à la question « sans qu’on le conteste« , il peut exprimer une conviction qui ne soit pas celle de son interlocuteur et néanmoins être reçu jusqu’au quatrième grade inclus. Qu’espérer de mieux? Son admission dans l’Ordre Intérieur, seule, dépendra « de la conformité de ses réponses« . Laissons là le côté déplaisant et inquisitorial du questionnaire, impensable de nos jours (dans les Ordres chrétiens anglo-saxons, le candidat doit reconnaître une Foi trinitaire sans que nul ne s’avise de s’informer si elle est « conforme » aux principes de l’Ordre), contentons-nous de l’aveu même s’il est involontaire, ce que je concède volontiers. Sans doute Willermoz a-t-il mal mesuré ses paroles, n’ayant jamais prévu la lecture iconoclaste que j’en fais, pas plus qu’Anderson n’a imaginé ce que certains feraient de son « athée stupide »! Qu’importe si, dans une intuition prémonitoire, le lyonnais a laissé échapper un propos qui, aujourd’hui, permet la pratique harmonieuse d’un des Rites les mieux conçus que la maçonnerie connaisse, en parfaite concordance avec les principes de la Franc-Maçonnerie régulière .

Résumé.

Stricte Observance 1775.

  • Symboles des grades bleus et devises
  • Lumière en deux temps, « Sic transit Gloria Mundi »
  • Ecossais vert: quatre lumières, un tableau (Hiram ressuscitant)

Lyon 1776.

  • symbole du 4°grade (lion…)

Lyon 1778.

  • questions d’Ordre
  • disposition « écossaise » des lumières
  • maximes
  • Question-test évangile de Saint Jean
  • omission des pénalités
  • miroir au 2°
  • mausolée du 3°
  • Ecossais:

* deuxième temple

* trois tableaux

* Zorobabel

* découverte du « Nom »

Wilhelmsbad 1782

  • triangle d’Orient
  • allumage des flambeaux
  • prières
  • nom de baptême et « Sainte religion Chrétienne »
  • structure ternaire de l’homme
  • ouverture successive aux trois grades
  • disparition du mot de maître
  • ébauche du 4° grade (saint André)

Lyon 1785

  • Phaleg
  • déplacement du flambeau du S.E. au 3°

Lyon 1788

  • Justice et Clémence
  • épreuves des éléments
  • rejet des métaux
  • vertus cardinales

Lyon 1809 (4°grade)

  • 4° tableau
  • Saint André
  • discours et instruction martinézistes

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Bibliographie.

Bernheim A. (1998) : « La Stricte Observance ». Acta Macionica 8 :67-97. Bruxelles.
Charrière L. (1938) : »Le Régime Ecossais Rectifié et le Grand Orient de France. Notice historique: 1776-1938″. Paris
Dachez R. (1981) : « Les premiers grades Coens. A propos d’un grade d’Elu (4° grade) ». Renaissance Traditionnelle 71: 161-192)
Dachez R. et R.Désaguliers (1989-1990) : « Essai sur la chronologie des rituels du Rite Ecossais Rectifié pour les grades symboliques jusqu’en 1809. » Renaissance Traditionnelle 80:286-316; 81:1-56
Désaguliers R. (1983) : »De la loge-mère de Marseille à la « Vertu Persécutée » d’Avignon et au « Contrat Social. » Renaissance Traditionnelle 54-55:88-101.
Feddersen K.C.F. (1982) : « Die Arbeidstafel in der Freimaurerei ». Quatuor Coronati n°808 Bayreuth
Granger J. (Eques a Rosa Mystica) (1986) : « La franc-maçonnerie chrétienne et templière des Prieurés Ecossais Rectifiés ». Paris
Joly A. (1938) : « Un mystique lyonnais et les secrets de la franc-maçonnerie. Jean-Baptiste Willermoz. 1730-1824. » Lyon
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« Minutes des Protocoles français tenus à l’assemblée du Convent Général de Wilhelmsbad en 1782 avec recès original du Convent en langue française et annexes aux protocoles » (deux volumes) Circulation privée. Bruxelles.
Noël P. (1993) : « Genèse et devenir du Rite Français dit Moderne ». Acta Masonica 3:37-76, Bruxelles.
Noël P. (1998). « De Stocholm à Lyon. D’un rituel suédois et de l’usage qu’en fit J.B.Willermoz ». Acta Macionica 8 :99-150., Bruxelles.
Steel-Maret E. (1893) : « Archives secrètes de la franc-maçonnerie ». Lyon. Rééd. Slatkine, Paris-Genève, 1985.
Thory C.A. (1812) : « Histoire de la fondation du Grand Orient de France ». Rééd. 1981, Paris
Van Rijnberck G. (1935-1938) : « Un thaumaturge au XVIII° siècle. Martinez de Pasqually, sa vie, son oeuvre, son Ordre ». Deux volumes, Lyon.
Van Rijnberck G. (1948) : « Episodes de la vie ésotérique. 1780-1824 ». Lyon.
Var J.F. (1991) : « La Stricte Observance ». Travaux de la loge nationale de recherches « Villard de Honnecourt » 2°série, 23:15-122
Verval G. (1987) : « La spécificité du Rite Ecossais rectifié ».  Nivelles

Remerciements.
Je remercie chaleureusement mon ami Frits van Geleuken qui m’a communiqué les copies des rituels établis aux Convents des Gaules et de Wilhelmsbad (références dans le texte), conservés au fonds Kloss de la bibliothèque du Grand Orient des Pays-Bas.

Légendes des planches :
Pl. 1: loge  d’apprenti de la Stricte Observance. Noter la disposition des chandeliers d’angle.
Pl. 2: tableau du 3° grade (Stricte Observance).
Pl. 3: tableau du 4° grade (Stricte observance): Hiram sortant du tombeau.
Pl. 4: tableau d’écossais tiré de la divulgation « Les francs-maçons écrasés… » (1747).
Pl. 5: tableau d’apprenti, Rite Suédois, vers 1770.

Annexe
N°1: esquisse du 4° grade adopté à Wilhelmsbad.

Notes